Aux yeux de ma mère, une femme capable de séduire un prêtre, un religieux, de faire le mal avec lui ou seulement, se reprit-elle, de tenter de faire le mal (au cas où il ne se fût rien passé, comme les amis du Père X… l’assuraient, il ne fallait pas commettre le péché de jugement téméraire…), cette femme était une possédée, une créature maudite, dont le seul contact devait transmettre la malédiction, comme une maladie honteuse et sans remède.
— Toi-même, tu vois, tu en restes muet de dégoût…
— Mais non, ma pauvre mère, je le savais.
— Tu le savais !
La stupeur lui coupa la parole. Je le savais, et je voulais donner mon nom à cette créature, lui faire connaître ma mère, lui livrer Maltaverne, me lier à elle à jamais ? Elle cacha sa figure dans ses deux mains, en un geste de théâtre qui m’était familier : « Mon Dieu, gémit-elle, que vous ai-je fait ? » Ce murmure contre Dieu accompagnait presque toujours ce geste. Et cette fois encore.
— Essaie de comprendre, maman.
Je lui rappelai que le même événement changeait d’aspect selon le côté par où on l’observait. L’ordre auquel appartenait le Père X… s’était mobilisé tout entier pour sa défense, rejetant tout le mal sur une mauvaise femme, sur une fille hystérique qui avait voulu le perdre, sans y réussir. C’était ce son de cloche qu’avait entendu notre doyen. Or il s’agissait d’une toute jeune fille, très pieuse, disciple fervente du Père, qu’un malheur atroce venait de frapper et qui n’avait d’autre recours que lui.
— Je sais ce qu’elle a été durant toute cette histoire dont tu ignores les prolongements sinistres : une petite fille martyre. Oui, voilà ce qu’elle a été. Et, ajoutai-je, elle aura été la femme que j’ai eu le bonheur de trouver sur ma route.
— Tu es devenu fou, mon pauvre enfant, elle t’a rendu fou ! Ce n’était pas la divinité courroucée que nous attendions, mais une mère accablée, une chrétienne atterrée, renforcée dans sa conviction plutôt qu’ébranlée par ce que je venais de dire. D’ailleurs jamais je n’avais vu maman se rendre à des raisons, avoir l’air seulement de les avoir entendues. Elle chercha un mouchoir dans son sac, debout au milieu de la pièce, regardant le monstre que j’étais devenu. Elle se moucha, s’essuya les yeux. J’essayai de la tirer à moi pour l’embrasser, mais elle se dégagea comme si elle redoutait mon contact. Peut-être en avait-elle vraiment peur ?
— Écoute, Alain.
Elle voyait bien que j’étais possédé, envoûté, qu’elle n’obtiendrait rien de moi, mais le moins que je pusse concéder à ma mère, c’était un temps de réflexion, un délai qui, étant donné mon âge, se fût imposé même s’il s’était agi de fiançailles normales avec une jeune fille de notre monde. Maman parlait sans hausser la voix, elle se sentait sur un terrain solide. Qui n’aurait jugé cette proposition raisonnable ? J’acquiesçai d’un geste vague :
— Disons une année… Dans un an nous en reparlerons. Je sentis la corde autour de mon cou. Je me débattis et ne concédai que les quatre mois qui nous séparaient du jour de l’an. Quatre mois, c’était tout de même le temps de respirer, de voir venir. Elle me demanda de les lui accorder entièrement, que je ne m’éloigne pas d’elle, que nous ne soyons plus séparés jusqu’à Noël.
— Sauf, dis-je à tout hasard, si à la rentrée mon travail m’oblige d’aller à Paris.
— Quel travail ?
— Ma thèse.
— Toi ? Une thèse ? Quelle thèse ?
— Mais je t’en ai parlé. Tu n’écoutes jamais quand je te parle de mon travail. C’est sur la naissance du mouvement franciscain en France. Mon professeur, Albert Dufourcq, me l’a conseillé.
Elle n’écoutait déjà plus. Elle enleva son chapeau, en tirant lentement les longues épingles. Je lui demandai si elle ne rentrerait pas à Maltaverne. Mais non, elle ne me laisserait pas seul. Elle avait télégraphié à Louis Larpe et à sa femme. Ils seraient là ce soir.
— Et puis nous irons où tu voudras, ou nous resterons à Bordeaux. Je suis à tes ordres, comme au fond je l’ai toujours été.
Que faire ? Oh ! Dieu ! Comment avais-je pu céder à cette idée enfantine (mais nous avions été trois à la partager !) que le réel se conformerait forcément à un plan conçu par nous, que tout se passerait comme nous l’avions résolu, que les réactions de ma mère seraient ce que nous avions décidé qu’elles seraient.
— J’ai quelque chose encore à te demander, Alain, mais tu ne me le refuseras pas : c’est d’accepter de voir M. le Doyen. Il viendra déjeuner demain. Tu lui parleras ou tu ne lui parleras pas.
Tandis que ma mère passait dans sa chambre, j’allai dans celle de Laurent, fis en hâte la valise de Simon Duberc, enlevai les draps du lit que je cachai sous la commode. Ce fut avec cette valise que Marie et Simon me virent entrer dans la librairie accablé et transpirant. Marie, occupée à vendre un Baedeker du Sud-Ouest, vint nous rejoindre dans le cagibi où Simon me pressait de questions : « Ah ! mon pauvre Simon, lui avais-je dit, je vous jure que Madame ne se meurt pas, que Madame n’est pas morte. »
Je leur fis un rapport le plus fidèle que je pus de ce qui s’était passé entre ma mère et moi. « Comme toujours elle m’avait eu ; comme elle m’aura de tout temps à jamais… » Marie protesta :
— Mais mon pauvre petit, jamais vous n’avez été aussi maître du terrain, si vous en avez la volonté. Il n’est rien à quoi votre mère ne consente contre la rupture de nos fiançailles… du moins dans l’immédiat, car ne vous y trompez pas, ce à quoi elle ne renoncera jamais c’est aux mille hectares de Séris, c’est de régner avant de mourir sur ce vaste empire de pins et de sable, sur cette fournaise…
— Mais Marie, protestai-je à mi-voix, nous sommes fiancés « pour de vrai ».
Elle secoua la tête, et comme Simon avait gagné le magasin pour nous laisser seuls, elle me dit :
— Oui, tu l’auras cru, au moins durant quelques minutes de notre nuit. Sois béni pour ces quelques minutes. Mais tu sais bien que ce n’était pas « pour de vrai »…
— Pourquoi, Marie ? Pourquoi ?
Mon soulagement me faisait horreur. Simon nous rejoignit sans nous voir, absorbé dans ses réflexions.
— Nous avons été idiots, dit-il. J’ai cru d’abord que Prudent nous avait trompés. Non, Madame avait bien dû avoir, durant quelques jours, cette idée de vous faire chanter en abandonnant Maltaverne et en amenant mon père avec elle. Mais elle sait que même sans quitter le bourg il y aurait plus de candidats à la succession de mon père que vous ne pourriez en recevoir en une seule journée. Quant à la connaissance des limites qu’a mon père, elle est certes commode, mais enfin il y a le recours au cadastre.
— Peut-être aussi, dis-je à Marie, dès que ma mère a su par M. le Doyen qui vous êtes, ce que vous avez fait de la librairie Bard, elle a compris ce que vous sauriez tirer de Maltaverne. Entre nous ma mère a une réputation usurpée de femme d’affaires. Sa passion charnelle de la propriété se manifeste dans l’orgueil qu’elle a d’avoir des pins sur pieds, alors que beaucoup qui devraient être coupés, pourrissent, perdent de leur valeur. Si vous deveniez la maîtresse à Maltaverne, vous y trouveriez des centaines de milliers de francs à réaliser immédiatement sans que la propriété en souffre. Au contraire même…
Elle me demanda en riant si je cherchais à la tenter ou à lui donner des regrets. Et comme je protestais :