En même temps que je pensais à ces choses sur le chemin du retour, je revoyais le Doyen tel qu’il s’était montré face au piège tendu. Lui qui figurait parmi les premiers sur la liste des catholiques imbéciles que nous avions dressée, Donzac et moi, parallèlement à la liste des catholiques intelligents, j’admirais qu’il s’en fût tiré avec le tact qu’il ne montrait jamais dans la vie courante, comme s’il avait été passagèrement inspiré. Oui, il l’avait été, je n’en doutais pas. Au fond, je n’étais pas du tout assuré de mon innocence quant au péché d’idolâtrie et à mesure que je l’avais confessé, j’y avais cru. Sinon mon soulagement ne se fût pas manifesté par une course folle autour du parc, dans laquelle j’entraînai Laurent. À la course, je le bats presque toujours, malgré les quatre ans qu’il a de plus que moi, parce qu’il s’essouffle.
Ce que fut ma communion du lendemain, je ne m’en souviens pas. On ne se souvient pas plus de ses communions que de ses rêves. Pourtant je me rappelle ce 8 septembre, il y a trois ans. Je refusai d’aller avec Laurent à la chasse aux alouettes dans le champ de Jouanhaut. Ce que je ressentais avec violence, je m’en souviens, parce qu’il m’arrive souvent encore de le ressentir : le désir d’être seul, de marcher à travers bois, à travers champs, de suivre jusqu’à épuisement de mes forces, ces chemins de sable où nulle rencontre n’est imaginable, que celle d’un métayer devant ses bœufs, qui me dira : Aduchats en touchant son béret ou d’un berger et de son troupeau. Dans cette lande sans visage, je ne serais dévisagé par personne. C’est pourtant vers quelqu’un que je résolus d’aller. Des trois ou quatre buts de promenade entre lesquels j’hésitais d’habitude : les sources de la Hure, le gros Pin (ce géant qui attirait les visiteurs de plusieurs lieues à la ronde), la maison des demoiselles à Jouanhaut et « le vieux de Lassus », c’est le vieux que je choisis, peut-être parce qu’il avait passé quatre-vingts ans, qu’il allait bientôt quitter Lassus d’où il n’avait jamais voulu sortir. Il ne chassait plus depuis des années, sauf la palombe, en octobre. À quoi occupait-il ses journées ? Il avait eu l’air étonné, un jour que je lui avais dit qu’il y avait des gens assez fous pour acheter des livres. Il ne recevait personne que le docteur. Il disait que le curé l’aurait mort mais ne l’aurait pas vivant. Ses héritiers (il était le cousin de tous les grands propriétaires et même le nôtre, mais très éloigné), il lâchait les chiens sur celui d’entre eux qui tentait de l’aborder. Ils en riaient ensemble, se sentant également haïs. Leur seul espoir tenait à cette terreur de la mort qui, à en croire le notaire, aurait empêché le vieux de Lassus de faire son testament. Mais Seconde, qui le soignait après avoir couché avec lui pendant plus de quarante ans, avait dû obtenir qu’il fît le nécessaire. Elle hériterait sûrement de ses huit cents hectares, ou plutôt ce serait son fils Casimir qui hériterait, puisqu’elle était sous la dépendance de cette brute qui n’avait jamais rien fait que de chasser la palombe en octobre, pour le compte du vieux de Lassus. Le reste de l’année, il bricolait, quand il n’était pas saoul, tirait l’eau du puits, sciait le bois. Je le verrais ou je ne le verrais pas : peu m’importait. Il faisait partie des choses plutôt que des êtres, comme le gros Pin, comme le vieux de Lassus lui-même. Ils n’avaient rien d’humain au sens terrifiant du mot. Si brutes qu’ils fussent, ils n’appartenaient pas à l’espèce dont j’avais peur, à laquelle j’étais impatient d’échapper.
Je marchais. Les fougères n’étaient pas encore touchées par l’automne, presque aussi hautes en ce temps-là que moi-même, qui n’ai grandi que depuis l’an dernier. Les fougères m’étaient ennemies parce qu’on m’avait appris dès l’enfance qu’elles contenaient de l’acide prussique. J’abattais les têtes des plus orgueilleuses et parfois je me jetais dans leur foule pressée et respirais l’odeur de leur sève empoisonnée comme si c’était du sang que j’eusse répandu.
Comme je passais devant Silhet, la métairie abandonnée où j’avais adoré Grisette, j’entendis un galop qui se rapprochait et eus à peine le temps de m’écarter : Mlle Martineau passa sans me voir, ou enfin sans daigner me voir, à califourchon comme Jeanne d’Arc, ses boucles blondes au vent de la course paraissaient vivantes : oui, des serpents vivants attachés à elle. Peut-être avait-elle craint que je ne la salue pas. Bien que nous fussions cousins, et que les Martineau fussent alliés « à tout ce qu’il y avait de mieux dans la lande », comme disait maman, on ne les voyait pas, eux non plus, notre famille était brouillée avec les Martineau depuis des générations. Déjà les grands-pères ne se parlaient pas. Mais Mlle Martineau subissait un ostracisme qui lui était propre — pour des raisons qu’à cette époque (je suis mieux informé aujourd’hui) je faisais toutes tenir dans cette inconvenance de ne pas monter en amazone, dans le fait aussi qu’elle travaillait, qu’elle était lectrice, dame de compagnie à Bazas, de la baronne de Goth, une personne qui n’était pas de notre monde, qui appartenait à une autre sphère, disait maman, avec laquelle il n’y avait pas de communications imaginables, dont la vie privée ne relevait pas, comme celle des gens de notre monde, d’un jugement sans appel, pas plus que les mœurs des fourmis, ou des ratons-laveurs, ou des blaireaux : « Cette baronne de Goth, disait maman, on prétend que… Mais non, tu ne comprendrais pas ! »
Je n’ai jamais vu Mlle Martineau que sur son cheval : elle y adhère comme mes soldats de plomb à leur monture. Comme elle habite Bazas, on ne la voit jamais à la messe, ni à aucun enterrement…
La maison du vieux était séparée par une barrière de la métairie. De maigres dahlias poussaient dans l’enclos entretenu par Seconde qui apparut sur le seuil dès que les chiens, à mon approche, se furent déchaînés. Le vieux cria de l’intérieur : « Quezaco ? » Elle mit la main à la hauteur de ses yeux et m’ayant reconnu cria, tournée vers la porte entrebâillée : « Lou Tchikoï de lou Prat ! » Le petit de lou Prat, c’était moi pour le vieux de Lassus. C’est que le bois où mon grand-père avait fait bâtir sa maison s’appelait lou Prat et avait gardé ce nom jusqu’au jour, pas très lointain, où Laurent et moi l’avions débaptisé parce qu’au collège un garçon obèse et idiot s’appelait Louprat. C’était moi qui avais imposé ce nom « Maltaverne », titre d’une histoire qui m’enchantait dans un Saint Nicolas des années 90 ; mais le vieux de Lassus ne connaissait que « Louprat ».
Le foulard noir des vieilles cachait les cheveux de Seconde. Ses lèvres étaient aspirées par le vide affreux de la bouche. Le vieux parut alors, tout hérissé de poils, avec un tricot délavé, déchiré, et des chaussons, malgré la chaleur. Il prétendait ne pas connaître son âge mais il avait fait le coup de feu dans les rangs des Versaillais : pour lui, Paris, c’était toujours les communards. Il n’en parlait à personne sauf à Laurent et à moi qui n’appartenions pas à la bande exécrée des héritiers, — à moi surtout qui lui plaisais, je le sentais bien, comme je plais à Simon Duberc, comme je plaisais à l’abbé Grillot qui me donnait la moyenne aux examens même si je séchais.