Alors voilà, il a été entendu entre nous que je devais, noir sur blanc, sans omettre aucun détail, exposer ce qui s’est passé à Maltaverne, et le lui confier à lui et à personne d’autre, raconter l’histoire horrible de Simon telle qu’elle s’est ordonnée en moi, telle qu’elle continue d’y agir, de me ronger du dedans. Je constate que rien ne peut mourir au-dedans de moi et que je suis encombré déjà de tout un pauvre monde obscur et misérable… Que sera-ce quand j’aurai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, comme dit Baudelaire ? Quel monstrueux état sera la vieillesse de l’homme que je suis ! C’est ce qui me fait croire que je mourrai jeune… Non ! Ce n’est pas vrai : je ne crois pas que je mourrai jeune, je ne crois pas que je doive jamais mourir, je me sens incroyablement éternel.
Donc voilà comment tout s’est passé à partir de cette conversation avec le curé et de la promesse que je lui fis de parler à Simon, de vaincre son silence par une lettre dont les lignes essentielles étaient déjà dans mon esprit et à laquelle il ne pourrait pas ne pas répondre.
Je descendis vers la Hure, qui est le ruisseau de Maltaverne, et où je savais que Simon pêchait. Il était quatre heures, j’avais en passant pris à l’office une grappe de raisin. Il y avait un peu de rosée, parce que la prairie est un ancien marais. Je remarquai que la bordure d’aulnes (pourquoi ne pas donner aux aulnes leur nom d’ici : les vergnes ?), la bordure de vergnes paraissait bleue. Les grillons, les sauterelles que j’effrayais, la chaude odeur de marécage, le bruit de la scierie de M. Duport, un chaos de charrettes sur la route de Sore, toutes les sensations de cette minute sont en moi à jamais : je ne m’en dépêtrerai jamais, si vieux que je vive.
Je ne voyais pas Simon à l’autre extrémité de la prairie, mais je l’entendais. Dissimulé par des vergnes, je m’assis au bord de l’eau, sachant que comme il suivait le lit de la Hure, frappant dans les souches pour faire sortir les brochets et les assèges, il finirait par arriver à ma hauteur et qu’il ne pourrait pas ne pas me parler. Alors commencerait le grand jeu.
L’endroit où j’étais assis était un tapis de menthe. Des libellules fauves et bleues volaient autour des osmondes que maman appelle des fougères mâles. Un jour de vacances, en septembre, où j’aurais pu être occupé comme le sont les autres garçons de dix-huit ans… En réalité, de quoi sont-ils occupés ? Je n’ose même y arrêter ma pensée. Mais moi, à ce moment-là, quel était ce démon ou cet ange qui me possédait ? Ou ce comédien ? Mais alors qui me soufflait mon rôle ? Qui me le faisait repasser avant d’entrer en scène ?
J’entendais à intervalles réguliers l’éclaboussement de l’eau quand Simon faisait un pas, et tout à coup je l’aperçus entre deux vergnes : il était en costume de bain, horriblement blanc, — de cette blancheur qui m’a toujours rendu insupportable la vue d’une nudité comme celle-là, de cette ossature paysanne bâtie en force et en même temps comme atrophiée par la vie intellectuelle que subit ce pauvre Jacquou, le croquant. À moins que ce ne soient les signes apparents de la virilité, l’aspect velu du mâle qui me fassent horreur ? Mais je ne m’arrête jamais à des questions de cet ordre, ayant pris le pli, dès mon plus jeune âge, d’y voir « de mauvaises pensées ».
Quand Simon fut à ma hauteur, je lui criai : « Aduchats ! » Il se retourna, s’exclama : « Oh ! Pardon ! », sauta sur la rive et passa en hâte une culotte par-dessus son caleçon mouillé, enfila son chandail. Il n’avait pas sa soutane, cela me frappa. Je lui dis de continuer à pêcher. Mais il avait fini, il n’y avait rien. Les gens du bourg venaient au petit matin lever leurs nasses. Il ne me regardait que brièvement et détournait les yeux, à la fois pressé de s’en aller et — j’ose l’écrire, parce que c’est vrai, et que personne jamais ne le lira, hors Donzac, — sous mon charme ; c’était important qu’il fût sous mon charme à ce moment-là, et que je fusse moi-même en état « d’intuition fulgurante ». En fait Simon ne pensait qu’à fuir, qu’à me fuir. Il fallait le retenir de force. Je lui dis qu’il faisait marcher les langues tous ces jours-ci. Il se renfrogna.
— Les gens parlent ? Ça m’est bien-t-égal. Ah ! Putain ! Qu’il fallait qu’il fût troublé pour faire une telle liaison et pour dire un gros mot devant moi ! Et surtout pour le répéter : « Putain ! » Il est vrai que chaque phrase de son frère Prudent était ponctuée de ce « Putain ! » et que pendant ses vacances Simon l’entendait toute la journée. Je protestai qu’à moi, ce qui lui arrivait ne m’était pas égal. Alors lui, insolent, peut-être pour la première fois, à l’égard d’un des fils de Madame :
— C’est mes affaires, c’est pas les vôtres.
— Ce sont les miennes parce que j’ai de l’affection pour vous.
Il haussa les épaules et ricana.
— C’est le Doyen qui vous a dit de me faire parler, de me tirer les vers du nez ?
— Vous vous trompez bien si vous me croyez du côté du Doyen et de Madame.
— Vous n’êtes tout de même pas un ami de M. le maire ?
— Non certes ! Mais si je pouvais mener le jeu, votre jeu, à votre place, je jouerais à fond à la fois contre le maire et contre le curé.
— Oui, mais comme vous n’en êtes chargé par personne… Non ! Mais dites-donc ! Que savez-vous à dix-huit ans de ce que les autres ne savent pas ?
— Je sais très précisément ce qu’ils ne savent pas, ce que je suis seul à savoir.
— Ah ! Ça, alors !
Simon s’était arrêté au milieu de la prairie et il me regardait.
— Vous en avez, du toupet !
— Je sais ce que je sais, et vous savez aussi que je le sais.
— Qu’est-ce que je sais ?
— Qu’il n’y a que moi à Maltaverne qui n’aie pas les yeux crevés, moi et vous. Mais vous, vous êtes trop engagé pour y voir clair, trop dans le bain.
— Bon ! C’est comme il vous plaira, monsieur Alain. Mais moi, je veux que vous me foutiez la paix.
Grossier avec moi, pour la première fois…
— La paix ? Pauvre Simon ! Mais vous en êtes au point de crever. Moi, je pourrais vous éclairer d’un mot… Non, pas d’un mot, je me vante : il faudrait me laisser parler…
— Je ne veux pas que vous me parliez.
— Alors laissez-moi vous écrire. Vous voulez bien que je vous écrive ?
— Vous ne l’avez jamais fait, pas même quand j’ai reçu les ordres mineurs, dit-il avec une brusque rancune, pas même quand j’ai eu le premier grand prix d’excellence… Est-ce que je compte pour vous ?
— Vous le savez bien, Simon, vous ne pouvez pas ne pas le savoir en ce moment où je souffre à cause de vous…
— Ah ! Ça ! Mais qu’est-ce que je suis pour vous ? Le fils du paysan, Simon que tout le monde tutoie…