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Ayant hoché la tête – mais dans ce mouvement tout son corps basculait en arrière -, Victoire ferma les yeux – tout bascula de plus belle – puis les rouvrit; précautionneusement elle inspecta les lieux. Elle reposait sur un matelas jeté à même un sol de terre battue, dans une petite pièce au plafond bas, genre de cabane aux murs faits de plaques assemblées d'Everite, de Placoplâtre et de fibrociment. Des images pieuses et des photos profanes extraites de magazines géographiques, pornographiques et sportifs ornaient leur surface en compagnie d'échantillons de papier peint. Le mobilier consistait en caisses de formats divers, avec un autre matelas plus grand poussé contre le mur d'en face, mais aussi quelques fauteuils et tablettes endommagés et raccommodés. Par terre traînaient autant d'ustensiles de cuisine que d'outils, des étoffes hésitant entre habit et chiffon, des sacs publicitaires sur des souliers, un réveil mécanique arrêté à onze heures, une radio surmontée d'une fourchette fixée dans le tronçon d'antenne par une de ses dents.

Zéro Mostel revint avec un bol et le tendit à l'homme sec qui en fit boire doucement le contenu à Victoire, par petites gorgées, lui soutenant la tête. Il pouvait s'agir de bouillon de poule en sachet qu'aromatisaient, semblait-il, des herbes. C'était chaud, cela se diffusait lentement et uniformément dans le corps, Victoire se rendormit presque aussitôt après. Quand elle rouvrit les yeux, peut-être le lendemain, elle était seule. Obturé par une feuille de plastique, un trou dans le mur laissait deviner un soleil vif établi haut dans le ciel. La porte de la cabane s'ouvrit, poussée par l'homme sec qui s'immobilisa dans l'embrasure, tenant un lapin mort par les oreilles. Victoire et cet homme échangèrent un regard puis l'homme sourit et, saisissant un long couteau à désosser, d'un geste vif décapita l'animal dont le corps tomba sur ses chaussures et Victoire s'évanouit à nouveau.

L'homme sec s'appelait Castel, Zéro Mostel Poussin. Castel et Poussin répondaient tous deux au prénom de Jean-Pierre donc il serait plus simple, envisagea Poussin tout en remontant l'oreiller de Victoire à son réveil suivant, pendant que Castel faisait cuire le lapin, de nous appeler plutôt par nos noms. Sinon on ne s'y retrouvera plus. Poussin paraissait moins abrupt que Castel, ses manières n'étaient pas si raides: reprenant ses esprits, Victoire avec lui fut un peu rassurée.

Les deux hommes avaient une cinquantaine d'années, des manières de chemineaux mais ils s'exprimaient avec une précision non exempte, chez Poussin, de préciosité. La voix de Castel était un peu cassée, lyophilisée, sèche comme un échappement de moteur froid, quand celle de Poussin sonnait tout en rondeur et lubrifiée, ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d'objet dérapant dans l'huile. Ils vivaient, sans argent, à l'écart des hommes et se nourrissaient de restes récupérés la nuit dans les décharges et les poubelles proches, et parfois également de petits animaux qu'ils savaient capturer, lapins mais aussi hérissons voire lézards, et sexuellement semblaient se satisfaire l'un de l'autre. Ce qui est tout bénéfice pour vous, fit un jour observer Poussin à Victoire. Car faute de quoi vous aurions-nous violée, sans doute, et qu'aurions-nous bien pu faire de vous après?

Ils menaient cette existence depuis trois ans sans avoir été dérangés. Suite à leur mise à pied dans la même entreprise de composants électroniques où ils exerçaient des fonctions mal rémunérées, plutôt qu'errer dans l'état de chômage en région parisienne ils avaient décidé de se retirer à la campagne. Leurs moyens ne leur permettant pas de réaliser bourgeoisement ce projet, c'est après de longues marches et de soigneux repérages dans la région, dont le climat leur convenait, qu'ils avaient découvert cette ruine isolée. Ils l'avaient investie, consolidée, aménagée au mieux, et bien que les premiers temps, regrettait Poussin, eussent été un peu rudes, ils y avaient pris goût avant de s'y habituer. Victoire s'inspira de leur récit pour en forger un qui pût justifier sa propre situation. Divorce, licenciement, saisie, délits mineurs, vagabondage, maille à partir avec le tribunal correctionnel et dérive sans objectif. Enfin voilà, conclut-elle, j'ai l'impression de m'être perdue. Ce n'est pas forcément plus mal, dit Poussin. Si nous ne nous perdions pas, nous serions perdus.

C'est avec lui que Victoire s'entendit le mieux, d'abord, lui qui avait soigné les blessures consécutives à sa chute de vélo, puis réparé le vélo. C'est avec lui qu'elle resta les premiers temps à la maison pendant que Castel partait à la pêche, à la chasse, à la recherche des matières premières ou des restes qu'il revenait à Poussin d'accommoder; on causait. Puis ce fut à Castel de se détendre et d'emmener Victoire dans ses expéditions, qui acquit ainsi quelques techniques élémentaires, chasse au merle à l'arc, saisie du goujon à main nue, construction de pièges avec trois grosses pierres et deux brindilles en rupture d'équilibre, toutes choses proscrites par le législateur. Elle s'informa des précautions à prendre dans l'exercice de ces activités menées sans permis, en des temps défendus et des lieux réservés, au moyen d'engins prohibés. Ensemble ils se rendirent aussi la nuit dans les décharges, sur des chantiers, pour y chercher un pot de peinture ou un sac de ciment, du gaz, des fauteuils et tablettes que rafistolerait Poussin.

Par prudence, donc par principe, rare était le recours à l'appropriation, strictement réservée aux biens dont on a besoin neufs, ceux qu'on ne peut remplacer par leur double usagé – somme toute assez peu de choses quand on y pense, moins qu'on croirait. Les ingrédients alimentaires de base, les lames de rasoir, les bougies, à l'occasion le savon. Pour tout le reste on pouvait s'arranger dans le récupéré. Même les chaussures dont le monde se débarrasse souvent à moitié neuves, voire neuves de temps en temps, quoique ce ne soit pas forcément la bonne pointure; même les piles à peine vierges dans les télécommandes jetées. Cependant, pour les besoins de Victoire il arriva qu'à titre exceptionnel on s'emparât de sous-vêtements étendus à sécher sur un fil. Et les soirs on jouait aux cartes au son du poste, la musique et les retransmissions sportives, on suivait les informations.

Victoire, ces derniers mois, n'avait pas beaucoup lu les journaux. Au pavillon du golf, elle n'y cherchait sans les trouver que des nouvelles de Félix et se contentait des titres. Elle avait continué de les parcourir plus tard, avec Lampoule ou seule, aux étals des maisons de la presse ou découvrant parfois, dépassant d'une corbeille ou posé sur un banc, le quotidien de l'avant-veille à peine lu vu que les informations, l'été, l'homme les suit moins. L'homme sait que ses maîtres le savent qui en profitent, comme il dort, pour mettre au point de grandes manœuvres qu'il n'aura pas à discuter à son réveil, hébété, saluant ses nouveaux chefs en payant les nouveaux tarifs. Mais Castel et Poussin, quoique hors du monde, gardaient un œil sur celui-ci. C'est ainsi qu'on apprend l'ouverture / de la pêche. Tôt le matin de l'ouverture, Castel emmena Victoire au bord d'un petit étang proche et limpide, ovale comme un miroir portatif, prolongé par un étroit canal en forme de manche de miroir portatif et l'on prit deux tanches.

Les jours suivants, Victoire s'en fut passer plusieurs moments près de cet étang bordé de grands peupliers au feuillage compact de broussaille géante; elle s'asseyait sur la rive opposée. L'été, la plupart du temps, nul mouvement d'air n'anime ces arbres, dédoublés comme des rois de cartes à jouer sur l'eau, dans le fond de quoi circulent quantité de brochets, de black-bass, de sandres qui se menacent et se poursuivent sans trêve, s'accouplent et s'entredévorent sans merci. Leur trafic froisse et brouille parfois la surface où discrètement alors, comme sous un léger souffle, s'agitent les reflets des arbres – comme si l'étang, soucieux de les voir trop fixes, remplaçait le ciel en produisant une illusion de vent. C'est aussi parfois le contraire, un vent réel secoue les frondaisons mais plus vivement encore la surface où leur image, trop agitée, devient tellement floue qu'immobile – comme si par aucun temps ces peupliers ne pouvaient s'entendre avec leur reflet.