Les premiers jours elle partit, chaque matin, lire les feuilles locales et nationales près de l'océan, toujours au même endroit quand le temps le permettait. Le temps le permit souvent et l'endroit, séparé du rivage par une étroite route côtière, était une esplanade pentue en voie d'aménagement, récemment plantée d'arbustes malingres chaussés de film plastique et meublée de bancs neufs. Les premiers jours elle chercha dans tous les journaux – faits divers ou nécrologie – quelque information relative à la mort de Félix, sans résultat. Quand il parut probable qu'il n'en serait plus question, Victoire réduisit ses achats de quotidiens qu'elle finit par ne plus parcourir qu'à peine, les gardant ouverts sur ses genoux tout en considérant l'océan.
Sur celui-ci, quel que fût le ciel, comme des bouées ou des ballons jetés, dérivaient à toute heure des têtes de surfeurs en attente de la vague. Celle-ci paraissant, chacun pour l'attraper se hissait sur sa planche et s'élançait de biais dans sa pente, s'y maintenant quelques secondes avant de se renverser en parabole fluorescente, s'immerger dans l'écume et que tout fût à recommencer. Patientes, sur la petite route ourlant le rivage, leurs compagnes attendaient les surfeurs à l'intérieur de minibus aménagés: passant à leur hauteur en retournant chez elle, Victoire entendait grésiller les autoradios.
Bientôt elle se mit à sortir dans la journée, les après-midi puis même les soirs mais prudemment, comme en convalescence et marchant sur des œufs. Il y avait peu de touristes en cette saison, peu de jeunes inactifs: seulement quelques couples âgés, parfois étrangers, qui photographiaient le paysage, se photographiaient dans le paysage ou priaient un quidam de les photographier ensemble sur ce fond. Ils souriaient alors à leur appareil en le surveillant, leur sourire légèrement altéré par l'idée que le quidam puisse prendre soudain la fuite avec cet appareil. Il arrivait qu'on demandât ce service à Victoire, qui s'exécutait volontiers mais qui d'ordinaire se tenait à l'écart, évitant le champ des objectifs comme des zones de radiations. Elle dut quand même être à plusieurs reprises fortuitement photographiée à son insu, à l'arrière-plan d'un couple au sourire circonspect, et sans doute ces clichés existent-ils encore.
Les jours de grand soleil, il arrivait aussi qu'elle passât un moment sur la plage qui était, comme toute plage en hiver, une vaste étendue désaffectée, inutile, profondément griffée par les puissants tracteurs du service de nettoiement – malgré lesquels restaient encore, enfouis entre deux sables, pas mal de déchets organiques ou manufacturés, oubliés par les baigneurs de la saison chaude ou ramenés par les marées. Peu de monde la parcourait: jeunes couples étroitement étreints ou retraités d'importation, flanqués de gros chiens mordillant une branche ou de plus petits saucissonnés dans un tricot. Victoire s'installait à l'abri, loin de l'eau glacée, dépliait une serviette puis un journal et, assise sur celle-là, feuilletait celui-ci sous son walkman. Elle continuait ainsi à consulter la presse quelque temps, puis cessa de se la procurer dès le lendemain du jour où l'on vint sonner à sa porte.
C'était en début de matinée, vers dix heures, quelque trois semaines après son arrivée, Victoire n'attendait évidemment personne. Passée sans transition de son lit à la baignoire, elle continuait d'y somnoler dans l'eau réglée à la température des draps: le timbre enroué fixé près de l'entrée, en bas, ne lui fit pas ouvrir un œil. On insista, par deux coups brefs, puis on parut abandonner. Le grelot disparu sans laisser d'écho, Victoire immergée n'était même pas très sûre de sa réalité, vingt secondes plus tard elle n'y pensait plus.
L'après-midi du même jour, comme elle vaquait à la cuisine vers l'heure du thé, un courant d'air fit s'ouvrir puis claquer bruyamment la fenêtre de sa chambre. Elle monta l'escalier pour aller fermer le battant mais d'abord, accoudée à la barre d'appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d'un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d'oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l'autre et du pareil au même. Puis, d'un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu'à la porte on venait à nouveau de sonner. Retenant le battant, Victoire se pencha silencieusement vers l'extérieur sans reconnaître aussitôt l'intrus qui, tête par avance renversée en arrière, regardait dans sa direction. Mais qu'est-ce que tu fais là? dit-elle. Ouvre-moi, répondit Louis-Philippe.
Interdite, Victoire le considéra sans se demander comment il avait retrouvé sa trace, descendit l'escalier puis ouvrit la porte. Louis-Philippe avait un peu changé depuis la dernière fois. Certes il était toujours le même petit homme maigre aux épaules oubliées, aux yeux noyés de soucis sous des lunettes épaisses, au front barré de regrets, mais il avait l'air moins affamé que d'habitude et sa tenue était plus soignée. Tombant à pic sur sa personne, nets et repassés comme des billets de banque japonais, ses vêtements soigneusement choisis ne devaient pas l'avoir été par lui. Tu m'as l'air en pleine forme, exagéra Victoire. C'est-à-dire que je me nourris mieux, hésita Louis-Philippe, je m'alimente un peu mieux.
Comme un soir au Central on lui avait fait part de la disparition de Victoire, Louis-Philippe s'était mis à sa recherche et le voilà, tu imagines bien pourquoi je suis là. En substance, lui représenta-t-il, d'après les informations qu'il avait pu recueillir, Victoire n'était pas vraiment soupçonnée de la mort de Félix mais mieux valait, dans le doute, se tenir à carreau. Rester à l'écart, se montrer le moins possible. Sa responsabilité ne serait sans doute pas écartée. Louis-Philippe la tiendrait au courant de la suite des événements. Il allait continuer de se renseigner. Dès ce soir il rentrait à Paris. Sous huitaine il donnerait des nouvelles: n'entreprends rien avant que je t'aie fait signe. Après son départ, Victoire était remontée dans sa chambre d'où, s'étant allongée pour tenter de réfléchir, elle perçut un des chocs discrets déjà repérés, suivi de deux autres. Cette fois ce fut d'abord sous forme de gong, puis de clapotis, puis de frisson de feuilles froissées. Mais pas plus que les fois précédentes elle ne parvint à déterminer leur origine.
Les jours suivants, pour s'occuper un peu, Victoire eut plusieurs fois l'idée de faire le ménage mais s'en tint là, découragée par l'ampleur du projet. Puis elle tenta de s'occuper du jardin, ratisser le gravier, tondre ce qui avait dû former une pelouse ou recueillir dans un panier les branches mortes des géraniums dégénérés – mais d'abord elle ne savait pas s'y prendre, ensuite un outil lui manquait toujours.
Encore un mois vint à passer puis ce fut la société des hommes qui se mit à lui manquer. Négligeant les conseils de Louis-Philippe qui ne s'était pas représenté, Victoire sortit plus fréquemment de chez elle et se montra. Terrasses de cafés, bars d'hôtels, restaurants de poissons dont les bacs d'huîtres dégageaient un parfum de cuir. Mais tout cela sans résultat: si quelques hommes chaque fois ne manquaient pas de l'aborder, jamais aucun d'eux ne faisait l'affaire. Elle dut attendre un beau soir, près du port, pour en trouver un.
Gérard, vingt-deux ans, joli garçon très élancé, plein de sourires à géométrie variable, vêtu d'un manteau de cuir bleu nuit souple usé, de pantalons de velours côtelé noir et de cols roulés ajustés, chaussé de bottines à élastiques, traînait en compagnie d'autres jeunes gens nommés Fred ou Carlo, Ben et Gilbert et son barzoï, et les filles s'appelaient Chris, Gaëlle et Bille avec laquelle Gérard était plus lié. On se retrouvait tous les jours à treize heures à la terrasse du même bar. Gérard leur présenta Victoire qui passa quelques soirs avec eux mais, vu la tête que faisait Bille, préféra bientôt rester chez elle en attendant que le jeune homme la rejoignît, assez tard dans la nuit.