Mais cet incident, plus que les précédents, finit par la convaincre de rejoindre une grande ville enfin: le lendemain matin, le monde sous un ciel étamé présentait un profil plus dur encore que d'habitude et Victoire, découvrant une flèche indiquant Toulouse, se posta près d'elle et recommença d'agiter son pouce. Malgré son apparence maussade, une première voiture s'arrêta vite, il commençait de pleuvoir.
C'était un vieil agriculteur silencieux, vêtu comme un dimanche et menant une vieille 605 bien entretenue, qui ne lui fit parcourir que vingt kilomètres avant de la déposer devant l'étude d'un notaire où il allait vendre son exploitation. Dans la 605 flottait une odeur de grésil et de cendre mais pas de chien bien qu'il y en eût un, couché sur un plaid à l'arrière. Endormi, rien n'eût signalé sa présence s'il ne s'était exprimé en soupirant souvent dans son sommeil. La maison du notaire était construite en rase campagne au bord d'une route peu fréquentée, sinon par des tracteurs et des cyclomoteurs d'ouvriers agricoles qui jetaient un coup d'oeil sur Victoire en passant. Elle dut ensuite patienter quelques heures avant que parût, inattendue en cet espace désert, une Saab ardoise métallisé aux sièges de cuir fauve et dont le pare-brise s'ornait d'un caducée de l'an passé. Elle était menée par un homme seul, tout aussi muet que l'exploitant mais dont les silences dénotaient peut-être une légère ivresse, un éventuel désespoir. L'installation quadriphonique délivrait, réglée au plus près, des arrangements de Jimmy Giuffre dans une légère odeur de cachou, de tabac de Virginie où s'immisçait un lointain parfum de femme disparue. Il l'avança jusque vers Agen, Victoire descendit de la voiture en fin d'après-midi.
Puis la nuit et la pluie commencèrent de tomber, l'une plus sauvagement que l'autre, et pendant des heures nul véhicule ne vint à passer, bientôt Victoire se trouva complètement trempée et aveuglée jusqu'à ce qu'une petite voiture blanche parût freiner enfin à sa hauteur. Elle ne s'en aperçut même pas tout de suite, puis elle monta mécaniquement dans l'habitacle obscur. Vous allez vers Toulouse? fit une voix d'homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. De fait elle était à ce moment trop lasse, trop égarée pour observer cet homme autant que les précédents auto-stoppés. Sans s'intéresser à la marque du véhicule, elle n'examina pas son aménagement, ni ce qui pouvait cette fois décorer le pare-brise ou pendre au rétroviseur. Elle s'endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs.
Une heure plus tard, elle fut éveillée par la sensation que la voiture allait s'arrêter. Victoire ouvrit un œil et vit, par la glace embuée ruisselante, un bâtiment lourd et sans grâce évoquant une gare. On est arrivés à Toulouse, fit en effet la voix d'homme, c'est la gare. Ça vous va? Merci, dit Victoire en frissonnant, ouvrant la portière et tirant son sac après elle toujours sans regarder le conducteur. Puis elle claqua la portière en remerciant encore à peine d'une voix machinale et se dirigea vers la gare. Cependant elle était bien sûre d'avoir reconnu la voix de Louis-Philippe, resté au volant de sa Fiat sans redémarrer tout de suite et qui devait considérer, par sa vitre arrière fraîchement remplacée, Victoire en train de s'éloigner vers la devanture du buffet, gonflé d'une lumière jaune sale et ouvert toute la nuit. Au bar, des types buvaient des bières; dans un renfoncement près du bar étaient installés des jeux vidéos; affiché près de ces jeux, un avis prévenait l'usager des risques de crise épileptique en cas d'usage prolongé.
C'est en gare de Toulouse-Matabiau que Victoire finirait par se faire des amis. Mais pas tout de suite. Auparavant, à l'occasion, la force des choses l'avait amenée à côtoyer des gens comme elle sans abri mais elle préférait garder ses distances, n'osant pas prendre langue avec eux. Peu d'entre eux d'ailleurs hantaient la campagne, préférant les villes où ils se croisaient sur les places publiques et sur les marchés, devant les gares et les grandes surfaces. Victoire aimait mieux réduire les échanges quand eux parlaient de solidarité, de se tenir les coudes et d'envisager des actions. Il arrivait qu'ils se prennent de boisson, se cherchent querelle, il arrivait aussi qu'ils parussent pris de boisson n'ayant rien bu. Souvent ils étaient rouges, parlaient d'une voix rouge, esquissaient des élans mais se battaient rarement. Spontanément sociaux, ils semblaient n'aimer pas que l'on fît, dans leur condition, bande à part.
Isolée, Victoire rencontrait cependant des difficultés croissantes pour seulement se nourrir. Un jour elle envisagea bien de se prostituer comme elle l'avait projeté quelques semaines plus tôt, mais il était tard à présent: trop mal vêtue, trop malpropre, elle n'était plus assez présentable pour être un tant soit peu désirée. Sans doute nul passant ne se laisserait tenter, seuls peut-être accepteraient ce marché ses semblables qui, justement, n'auraient pas les moyens de payer.
Ceux-ci, la plupart du temps, se tenaient en groupe et comparaient leurs projets, ou manifestaient seulement de l'amertume et grommelaient. Ils étaient égarés, ils n'avaient pas beaucoup de conversation. Tant qu'elle se tint en marge de la société, il y en eut pour considérer Victoire avec méfiance, la suspectant d'on ne savait quoi. Bien qu'à la rue comme eux, bien que misérable, à certains détails sans doute n'offrait-elle pas le profil habituel des errants. Comme à plusieurs reprises on lui en faisait la remarque, forgeant des hypothèses et posant des questions, ce fut pour y mettre un terme qu'elle décida de faire alliance et se protéger ainsi du soupçon. Ayant étudié les groupes déjà constitués près de la gare, Victoire finit par choisir un couple dont l'homme répondait au nom de Gore-Tex et sa compagne à celui de Lampoule. Gore-Tex paraissant détenir sur les autres un semblant d'ascendant, quoique discret, peut-être ne serait-il pas mauvais de s'allier avec eux.
Lampoule était une fille étique aux yeux délavés, aux dents poreuses, à la peau translucide par laquelle se voyaient nettement ses veines, ses tendons, ses os. Ses ongles étaient décalcifiés mais elle souriait une fois sur deux. Gore-Tex, deux fois plus vieux que Lampoule, devait sans doute son nom à son unique richesse, une chaude et solide parka doublée de cette matière. Il était un homme affable et costaud, plutôt grand, plutôt beau mais dont la douceur présentait un désavantage: inapte à dire du mal de qui que ce fût, son commerce était un peu fade, c'est donc avec Lampoule surtout que Victoire s'entendit. Gore-Tex possédait également un chien sans nom retenu par une corde, et par ce chien se faisait appeler papa: viens voir papa, va voir papa là-bas, demande à boire à papa, mange bien la bonne boîte à papa. Attention, papa va se fâcher.
Dès lors, Gore-Tex, Lampoule et Victoire dormirent ensemble agglutinés dans leurs vêtements dans des abris de fortune, des chantiers de construction ou de démolition mais aussi sous une bâche, une toile peinte, un film plastique et sans pratiquement jamais rien de sexuel entre eux. On ne savait comment Gore-Tex, quand on commençait d'avoir faim, redécouvrait toujours au fond d'une poche les mêmes trente-cinq francs permettant à Victoire d'accompagner Lampoule chez l'épicier discount.
Ils vécurent ainsi deux ou trois semaines à Toulouse, se déplacèrent dans d'autres villes de la région, puis vint l'été. Puis il advint que, dans nombre de municipalités, les citoyens moins que les élus se lassèrent de voir des vagabonds, souvent accompagnés d'animaux familiers, investir leurs cités bien peignées, vaguer dans leurs parcs, leurs centres commerciaux, leurs quartiers piétonniers, vendre leurs magazines misérables aux terrasses de leurs si jolies brasseries. Donc nombre de maires conçurent d'ingénieux arrêtés prohibant la mendicité, la station allongée dans les espaces publics, le regroupement de chiens sans muselière ou la vente de journaux à la criée, sous peine d'amende et de mise en fourrière suivie de frais de fourrière. Bref on entreprit d'inciter les gueux à courir se faire pendre ou simplement se pendre ailleurs. D'où la pression chaque jour plus forte exercée sur Victoire et les siens de se replier sur des cités moins importantes ou d'aller battre la campagne. Comme le chien de Gore-Tex, deux fois, frôla sérieusement la fourrière, comme on ne voyait pas comment en assurer les frais, force fut de quitter la ville après délibération. On partit sur les routes en direction de l'ouest sur les insistances de Lampoule, que les descriptions des Landes par Victoire avaient séduite. Gore-Tex disait d'ailleurs beaucoup attendre du monde rural où, selon lui, des travaux agricoles à la journée pouvaient toujours se présenter. Lampoule sourit à cette idée mais, dans les bleds et les campagnes, jamais on ne leur proposa quoi que ce fût. On continua d'errer. Malgré l'expérience de Victoire et sa connaissance des lieux, il était à présent plus difficile de trouver à se nourrir et des abris pour la nuit: à trois on ne passe pas inaperçu dans un village, on éveille les circonspections sans provoquer la sympathie qu'une jeune femme seule peut recueillir. Faute de mieux on finit par en venir, sans intention de nuire, à perpétrer quelques larcins.