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Mais à présent Victoire, qui a recouvré son contrôle de soi, patiente sans voir Gérard paraître vers treize heures comme d'habitude. Les autres arrivent en désordre, plus ou moins éveillés, plus ou moins contents de voir Victoire qui laisse le temps de prendre un café avant de leur demander, calmement, où elle pourrait trouver Gérard. Mais si Fred ni Chris ni Gaëlle ne savent lui répondre, ne l'ayant pas vu depuis trois jours; Carlo semble d'ailleurs avoir disparu en même temps; Bille se comporte plus évasivement, des étoiles de revanche dans les yeux, mais les autres ont l'air sincère, l'émotif Ben est même inquiet. Plus tard, moins facile à joindre, Gilbert répond comme les autres à la question de Victoire, mais avec un sourire en flattant son barzoï qui ne présage rien de bon.

De retour au pavillon du golf, Victoire fit rapidement le point puis ses comptes. Le point, d'abord: rien ne prouvait absolument que Gérard fût pour quelque chose dans la disparition de l'argent, pas plus au fond que Victoire elle-même dans celle de Félix, mais dans ce cas non plus on ne pouvait écarter des soupçons, négliger de sérieuses présomptions. Bien sûr il n'était pas envisageable pour elle de recourir aux services de police, comme Gérard paraissait l'avoir compris. La seule solution consistait donc à quitter ces lieux vers d'autres moins coûteux. Les trois mois de location, d'ailleurs, touchaient à leur fin avec l'hiver. Elle appela, pour lui restituer les clefs, Noëlle Valade qui ne parut pas sensible à l'état de propreté du pavillon, qui promena même un doigt sur le plateau de la cheminée mais comme d'habitude sans le toucher, Victoire faillit lui raconter tout ce qui s'était passé.

Les comptes, ensuite: ayant dénombré deux mille deux cent vingt francs dans son portefeuille, Victoire se rendit à l'agence locale de sa banque où, par prudence, elle ne s'adressa à aucun employé. Une machine du libre-service bancaire lui délivra le solde mal imprimé de son compte qui s'élevait à sept mille neuf cent trente-neuf francs. En composant son code sur le clavier de cette machine, elle éprouva de l'appréhension à l'idée qu'étant recherchée, la transmission du code pouvait signaler aussitôt sa présence. Mais nulle main ne s'abattit sur son épaule, nulle portière brusquement ouverte ne lui barra le trottoir à sa sortie du libre-service. A ce jour, son avoir s'élevait donc à dix mille francs et des poussières, ce qui n'est pas rien mais qui, si l'on n'a rien d'autre en vue, n'est rien.

Cependant, au lieu de répartir cette somme sur le plus grand nombre de jours à venir, la faire durer le plus longtemps possible, Victoire aimait mieux ne pas ralentir trop brutalement son train de vie. Préférant croire que les choses s'arrangeraient, Victoire se mit en quête d'un hôtel correct où passer le temps de voir venir. Ensuite elle aviserait. Au pire elle finirait toujours par décrocher quelque emploi de vendeuse ou de caissière, trouver quelque amant moins indélicat que Gérard, faire même en dernière extrémité la pute à l'occasion, nous verrions. Nous n'étions pas pressée. Nous n'envisagerions ce point vraiment qu'en toute dernière extrémité. En attendant nous prîmes une chambre à l'hôtel Albizzia.

Trois cent vingt francs petit déjeuner compris, c'était à première vue la chambre idéale, pas trop grande, assez basse de plafond, une lumière soyeuse y pénétrait par deux fenêtres ogivales à pots de fleurs. Parquet ciré, baignoire sabot, téléviseur mural, édredon de secours et vue sur un jardin parcouru de fauvettes, planté de pittosporums en liberté conditionnelle et d'une frise de platanes domestiqués. Certes, à ce tarif, l'argent fondrait en moins de trois semaines mais la dame de la réception se montra rassurante: bon sourire et chignon bienveillant, elle parut sous-entendre qu'on pourrait s'arranger après que Victoire, mise en confiance, lui eut exposé sa situation en omettant plusieurs détails. Or le premier matin, réveillée par un congrès de merles, comme elle descendait prendre son petit déjeuner, Victoire s'immobilisa sur le seuil de la salle en apercevant, assis près d'une porte-fenêtre, plongeant un croissant dans un bol, Louis-Philippe immergé dans un journal plié devant lui, remontant ses lunettes sur son nez.

Si la présence de Louis-Philippe à l'Albizzia n'était pas explicable, elle n'était pas non plus sans éveiller un trouble. Lorsqu'il était passé voici quelques semaines au pavillon du golf, tout en regroupant les éclats de verre dans un Kleenex, Louis-Philippe avait grommelé qu'il regagnait Paris le soir même sans préciser s'il reviendrait. S'il résidait en ville, depuis au moins la veille en apparence, il était anormal qu'il ne fût pas venu voir Victoire. Certes il se pouvait que, simplement de passage pour un autre motif, il eût remis cette visite à plus tard, certes. Peut-être aussi, passant au pavillon après le départ de la jeune femme, avait-il trouvé porte close et se serait-il joyeusement exclamé si Victoire, traversant à présent la salle, l'avait surpris dans sa lecture, peut-être. Pourtant, discrète machine arrière, Victoire monta dans sa chambre, referma sa valise à peine défaite, quitta l'hôtel et monta dans un car qui longe la côte atlantique vers le nord.

Cette route est loin des plages, on ne voit pas la mer, on le regrette. On aimerait bien regarder naître et grossir les vagues et se renverser, voir indéfiniment chacune d'elles décliner sa version, son interprétation de la vague idéale, on pourrait comparer leur allure, leur conception, leur succession, leur son, mais non, Victoire descendit du car vers quinze heures à Mimizan. Pourquoi Mimizan. Pourquoi pas. Mais finalement pas: deux heures plus tard elle prit un autre car à destination de Mimizan-Plage.

Sans vouloir offenser personne, c'est plutôt moins bien que Saint-Jean-de-Luz, Mimizan-Plage. En tout cas l'hôtel était beaucoup moins bien. Chambre à peine moins coûteuse et vue sur le parking, réceptionniste eczémateux, personnel distrait, tuyauterie sonore: des coups de bélier faisaient trembler à toute heure les canalisations. Comme on repeignait le dos du bâtiment, les échafaudages bouchaient le jour, deux tronçons de passerelle obliquement reliés par une échelle barraient la fenêtre en z. Personne sur la passerelle du bas mais sur l'autre s'activait un homme dont on ne voyait et n'entendait que les membres inférieurs jusqu'aux cuisses et le transistor. De la sorte le parking, au moins, n'était pas trop visible mais Victoire sut très vite qu'elle aimerait mieux – le printemps se présenterait sous peu – passer le plus de temps possible dehors.

A pied, d'abord. Ensuite les Landes sont un pays si plat que s'impose l'idée du vélo. Ayant estimé de nouveau ses finances, Victoire se permit d'en acquérir un pour un peu moins de mille francs chez un marchand-réparateur qui l'accueillit, par cette période creuse, en libératrice. Victoire sollicita, pour qu'elle y pût arrimer ses affaires, l'installation d'un porte-bagages plus vaste qu'en version standard et tout à son enthousiasme l'homme lui offrit cette option. C'était une sacrement belle bicyclette anglaise à sept vitesses, aux cataphotes rubis, aux rayons scintillants: chaîne veloutée, guidon taurin, cadre olympique, freins à tambours et papillons. Et pompe rétractile. Et la selle grand tourisme vous moulait parfaitement le fessier. Et le soleil brillait.

Victoire se mit à pédaler toutes ses journées. Si c'était d'abord en vue de se promener qu'elle s'était procuré cette machine, sans doute ne perdait-elle pas de vue qu'elle devrait bientôt en obtenir un usage plus rugueux. L'engin de tourisme céderait la place au véhicule utilitaire. Il convenait donc de s'y entraîner. Après des tâtonnement sur le changement de vitesses, virages sur gravillons et déraillements, Victoire finit par pas mal maîtriser l'engin qu'elle rangea dans le garage de l'hôtel d'où, le lendemain matin, malgré les courbatures elle repartit.

Elle y passerait quand même une dizaine de jours, à Mimizan-Plage, le temps de s'habituer au cyclotourisme. Elle n'y fréquenterait pas âme qui vive, ni les commerçants ni les autres clients de l'hôtel, d'ailleurs furtifs et rares à ce moment de l'année. Hors saison, certains jours, Mimizan-Plage, le ciel pâle et le silence y forgeaient une ambiance déprimante de vieux film d'avant-garde revu après sa date de péremption. Victoire, quotidiennement, parcourut la région jusqu'à n'y plus rien découvrir et, ses ressources continuant de maigrir à vue d'œil, finit par se résoudre à changer d'horizon.

La préparation de ce départ l'occupa toute une journée. D'abord elle fit l'acquisition d'un sac de voyage robuste, moyen format, poches latérales, fermeture à glissières, où elle serrerait son équipement. Composer ce nécessaire supposait faire un tri, sacrifier des affaires à contrecœur fut ce qui prit le plus de temps. Victoire dut notamment se défaire d'une robe, deux jupes, trois chemisiers, deux paires de chaussures et autres contingences, ne conservant que l'indispensable, le solide, le pratique et l'imperméable. Ce partage durement opéré, elle enferma sans les regarder ses beaux habits dans sa valise, abandonnée sous clef dans le placard de sa chambre. Puis à vélo, vers l'intérieur des terres, elle prit la route de Mont-de-Mar-san qui va croiser au bout d'une trentaine de kilomètres la double chaussée rapide reliant Bayonne à Bordeaux.

Comme toujours en bordure des voies de type autoroutier, se tenaient là deux ou trois de ces hôtels impersonnels et bon marché dont les fenêtres donnent sur des échangeurs, des postes de péages, des rocades. Dépourvus de ressources humaines, toutes les opérations s'y traitent par l'intermédiaire de machines et de cartes informatisées. Leurs draps grattent comme leurs serviettes de toilette en étoffe synthétique jetable. Victoire fixa son choix sur le plus anonyme, un bâtiment sourd-muet appartenant à la chaîne Formule 1.