Ils menaient cette existence depuis trois ans sans avoir été dérangés. Suite à leur mise à pied dans la même entreprise de composants électroniques où ils exerçaient des fonctions mal rémunérées, plutôt qu'errer dans l'état de chômage en région parisienne ils avaient décidé de se retirer à la campagne. Leurs moyens ne leur permettant pas de réaliser bourgeoisement ce projet, c'est après de longues marches et de soigneux repérages dans la région, dont le climat leur convenait, qu'ils avaient découvert cette ruine isolée. Ils l'avaient investie, consolidée, aménagée au mieux, et bien que les premiers temps, regrettait Poussin, eussent été un peu rudes, ils y avaient pris goût avant de s'y habituer. Victoire s'inspira de leur récit pour en forger un qui pût justifier sa propre situation. Divorce, licenciement, saisie, délits mineurs, vagabondage, maille à partir avec le tribunal correctionnel et dérive sans objectif. Enfin voilà, conclut-elle, j'ai l'impression de m'être perdue. Ce n'est pas forcément plus mal, dit Poussin. Si nous ne nous perdions pas, nous serions perdus.
C'est avec lui que Victoire s'entendit le mieux, d'abord, lui qui avait soigné les blessures consécutives à sa chute de vélo, puis réparé le vélo. C'est avec lui qu'elle resta les premiers temps à la maison pendant que Castel partait à la pêche, à la chasse, à la recherche des matières premières ou des restes qu'il revenait à Poussin d'accommoder; on causait. Puis ce fut à Castel de se détendre et d'emmener Victoire dans ses expéditions, qui acquit ainsi quelques techniques élémentaires, chasse au merle à l'arc, saisie du goujon à main nue, construction de pièges avec trois grosses pierres et deux brindilles en rupture d'équilibre, toutes choses proscrites par le législateur. Elle s'informa des précautions à prendre dans l'exercice de ces activités menées sans permis, en des temps défendus et des lieux réservés, au moyen d'engins prohibés. Ensemble ils se rendirent aussi la nuit dans les décharges, sur des chantiers, pour y chercher un pot de peinture ou un sac de ciment, du gaz, des fauteuils et tablettes que rafistolerait Poussin.
Par prudence, donc par principe, rare était le recours à l'appropriation, strictement réservée aux biens dont on a besoin neufs, ceux qu'on ne peut remplacer par leur double usagé – somme toute assez peu de choses quand on y pense, moins qu'on croirait. Les ingrédients alimentaires de base, les lames de rasoir, les bougies, à l'occasion le savon. Pour tout le reste on pouvait s'arranger dans le récupéré. Même les chaussures dont le monde se débarrasse souvent à moitié neuves, voire neuves de temps en temps, quoique ce ne soit pas forcément la bonne pointure; même les piles à peine vierges dans les télécommandes jetées. Cependant, pour les besoins de Victoire il arriva qu'à titre exceptionnel on s'emparât de sous-vêtements étendus à sécher sur un fil. Et les soirs on jouait aux cartes au son du poste, la musique et les retransmissions sportives, on suivait les informations.
Victoire, ces derniers mois, n'avait pas beaucoup lu les journaux. Au pavillon du golf, elle n'y cherchait sans les trouver que des nouvelles de Félix et se contentait des titres. Elle avait continué de les parcourir plus tard, avec Lampoule ou seule, aux étals des maisons de la presse ou découvrant parfois, dépassant d'une corbeille ou posé sur un banc, le quotidien de l'avant-veille à peine lu vu que les informations, l'été, l'homme les suit moins. L'homme sait que ses maîtres le savent qui en profitent, comme il dort, pour mettre au point de grandes manœuvres qu'il n'aura pas à discuter à son réveil, hébété, saluant ses nouveaux chefs en payant les nouveaux tarifs. Mais Castel et Poussin, quoique hors du monde, gardaient un œil sur celui-ci. C'est ainsi qu'on apprend l'ouverture / de la pêche. Tôt le matin de l'ouverture, Castel emmena Victoire au bord d'un petit étang proche et limpide, ovale comme un miroir portatif, prolongé par un étroit canal en forme de manche de miroir portatif et l'on prit deux tanches.
Les jours suivants, Victoire s'en fut passer plusieurs moments près de cet étang bordé de grands peupliers au feuillage compact de broussaille géante; elle s'asseyait sur la rive opposée. L'été, la plupart du temps, nul mouvement d'air n'anime ces arbres, dédoublés comme des rois de cartes à jouer sur l'eau, dans le fond de quoi circulent quantité de brochets, de black-bass, de sandres qui se menacent et se poursuivent sans trêve, s'accouplent et s'entredévorent sans merci. Leur trafic froisse et brouille parfois la surface où discrètement alors, comme sous un léger souffle, s'agitent les reflets des arbres – comme si l'étang, soucieux de les voir trop fixes, remplaçait le ciel en produisant une illusion de vent. C'est aussi parfois le contraire, un vent réel secoue les frondaisons mais plus vivement encore la surface où leur image, trop agitée, devient tellement floue qu'immobile – comme si par aucun temps ces peupliers ne pouvaient s'entendre avec leur reflet.
Au milieu du mois d'août, le vent les agita plus souvent, plus fort, il plut, Poussin fit observer que c'est comme ça tous les étés, le temps vire le quinze. Ce ne fut plus en effet qu'une suite et fin d'été, dernière étape de la saison: s'il fait encore parfois très chaud on sent que ça ne carbure plus, qu'on a coupé le moteur, que cette chaleur n'est qu'une queue de comète en roue libre, une auto en panne dans une pente, on perçoit le pointillé frais qui a commencé d'ourler les hautes températures, on voit que les ombres s'allongent. Comme sa vie chez les deux hommes rappelait à Victoire des vacances, vacances à la dure mais vacances, les prémices de l'automne évoquaient la rentrée, la question de la rentrée. Comme elle écartait cette question, sans doute un chasseur donna la réponse.
Sans doute un chasseur, las de retrouver des lacs et des collets, se mit-il à surveiller la zone, finit par aviser Castel, en rendit compte à quelque autorité puisqu'un frais matin du début septembre, on se levait à peine, on se parlait à peine, on préparait le café en différant le moment de se laver les dents quand le bruit de son moteur précéda le fourgon bleu de la gendarmerie. Victoire à peine habillée se tenait encore dans la cabane quand il parut: le temps de passer une veste et des chaussures, le temps que le fourgon se gare et d'attraper un sac, que deux hommes en descendent et d'y enfouir deux trois trucs, elle profita de ce qu'ils s'approchaient d'abord de Poussin, occupé à pisser dans le décor, pour quitter la cabane au premier angle mort. Passant la porte, rasant un mur, cœur qui palpite et pointe des pieds, elle rejoignit la forêt proche. Peu de feuilles mortes encore risquaient de signaler ses pas, mais elle s'enfonça dans les arbres très lentement d'abord et retenant son souffle puis, s'estimant à distance suffisante, elle se mît à courir trop vite et sans doute trop longtemps jusqu'à trouver une première route et puis une autre et puis une autre encore, flanquée d'une vieille borne kilométrique usée jaune et blanche. Victoire s'assit sur cette borne et noua ses lacets.
Les jours suivants, dépourvue de carte elle s'orienta n'importe comment, au gré de panneaux indicateurs et sans but précis. Elle marcha quelquefois pendant la nuit, dormait les après-midi, ramassa du pain jeté, des légumes dédaignés ainsi qu'un sac plastique dont elle nouait les anses pour les transporter. Victoire devint sale et bientôt débraillée, de plus en plus de monde semblait avoir de plus en moins envie de la prendre en stop, d'autant moins qu'elle semblait ne plus même trop savoir, quand on la prenait, dire sa destination. Et pour faire bonne mesure et qu'on lui foute la paix, Victoire se mit à se comporter comme une personne retardée, comme elle imaginait qu'on l'est, souvent de fait on la prit pour telle. Il arriva qu'elle se mît à parler seule, souvent sous forme de réponses parfois détaillées mais parfois aussi monosyllabiques à une interview, un oral d'examen, un interrogatoire dont on n'entendait pas les questions. Elle ne pratiqua plus l'auto-stop qu'après la tombée du jour en supposant que, moins visible, son apparence dissuaderait moins. Il arriva aussi que le troisième soir de sa nouvelle solitude, Victoire marchait encore au bord d'une route en levant un vague pouce sans même se retourner au premier bruit de moteur, un faisceau de phares lui tiédit légèrement les reins mais le véhicule la dépassa sans freiner. Comme elle y jetait un regard, elle crut reconnaître une voiture un peu vieille, du même type que celle de Gérard mais sans pouvoir – trop vite, trop sombre – en distinguer l'intérieur. Elle s'arrêta de marcher, les feux arrière décrurent très rapidement et disparurent dans un virage brusque; s'il était impossible que le conducteur ne l'ait pas vue, il était peu certain qu'il l'ait reconnue. Victoire reprit sa marche.
Elle s'efforça de ne pas la ralentir en découvrant à la sortie du virage brusque la Simca Horizon stationnée sur le bas-côté, feux de position allumés, moteur éteint. Victoire dut se convaincre de la dépasser d'un pas normal, allure habituelle et visage absent mais, comme elle parvenait à sa hauteur, la vitre en se baissant découvrit un des sourires de Gérard. Je n'étais pas sûr que c'était vous, dit Gérard, je n'ai pas freiné tout de suite, et Victoire ne lui répondit pas. Ça ne paraissait pas possible, poursuivit-il, ça fait plaisir. La désignant du regard, son sourire élargi dénotait moins le plaisir que le divertissement, Victoire se détourna pour se remettre en marche mais attendez, fit Gérard, vous allez où comme ça, je peux vous mener quelque part? Montez donc, elle monta.
A ceci près qu'il était neuf et de meilleure qualité, Gérard portait le même manteau qu'avant, mêmes matière et couleur et Victoire estima rapidement son prix, puis la proportion de cette somme dans son argent volé. Gérard démarra puis on parcourut une douzaine de kilomètres et Gérard freina, rangea l'auto dans une entrée de voie privée, coupa le contact, éteignit les phares et se tourna vers la jeune femme. On parle un peu, dit-il, on discute. Comme il posait sa main sur l'avant-bras de Victoire, son sourire s'enrichit dans le noir d'une note supérieure de divertissement, mais foutez-moi la paix, cria Victoire en ramenant son bras, observant au passage que c'était la première phrase qu'elle prononçait de la journée. Allons, dit Gérard. Moi la paix, répéta confusément Victoire. Pas toujours dit ça, rappela-t-il. Mon fric, dit Victoire, et Gérard ne cessa de sourire que pour hennir d'un rire étonnamment joyeux. Mais quel fric, cria-t-il à son tour en renversant ses mains devant lui avec une mimique clownesque, et Victoire dit encore mon fric, mon argent que tu m'as, pendant qu'il riait encore. Bien sûr que non que ce n'est pas moi, se reprit Gérard en dessinant un bon sourire spécialement à l'usage des personnes retardées. Et même si c'était moi, vous n'auriez pas une preuve. Je sais, dit Victoire, tu sais que je le sais. Bon, dit Gérard, allez aux flics si vous en êtes sûre, hein, pourquoi vous n'allez pas aux flics, vous n'êtes pas mieux avec moi que chez les flics?