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— Si je résume, reprit le galeriste, au tout début des années 1990, Sean Lorenz est un petit délinquant qui traîne avec sa bande en se cramant le cerveau à l’héroïne. C’est aussi un graffeur plutôt doué, assez technique, et qui est capable de faire des choses intéressantes…

— … mais rien de transcendant, devina Madeline.

— Sauf que tout va changer à partir de l’été 1992.

— Que s’est-il passé ?

— Cet été-là, Sean Lorenz croise à Grand Central une jeune Française de dix-huit ans et en tombe raide amoureux. Elle s’appelle Pénélope Kurkowski. Sa mère est corse, son père, polonais. Elle travaille à New York comme jeune fille au pair, mais, en parallèle, elle court les castings pour essayer de devenir mannequin.

Le galeriste marqua une pause, le temps de se servir un verre d’eau pétillante.

— Pour attirer l’attention de Pénélope, Sean va se mettre à la peindre sur tout ce que New York compte de rames de métro. Pendant deux mois, il réalisera un nombre impressionnant de fresques mettant en scène sa dulcinée.

Il récupéra son téléphone pour y chercher d’autres photos tout en expliquant :

— Lorenz n’est pas le premier graffeur à déclarer son amour à une femme à travers ses peintures — Cornbread et Jonone l’avaient fait avant lui —, mais c’est le seul à l’avoir traduit de cette façon.

Ayant trouvé ce qu’il cherchait, il posa l’iPhone sur la table et le fit glisser en direction de Madeline.

La jeune femme approcha son visage de l’écran. Ce qu’elle y découvrit la laissa bouche bée. Les peintures étaient une ode à la beauté féminine, à la volupté et à la sensualité. Si les premières fresques étaient sages, presque romantiques, les suivantes devenaient beaucoup plus impudiques. Pénélope y apparaissait comme une femme liane, multiple, à la fois aérienne et aquatique, qui se déployait de wagon en wagon. Paré de feuillages, de roses et de fleurs de lis, son visage était encadré de cheveux fous qui flottaient, ondulaient, s’entrelaçaient pour former des arabesques aussi élégantes que menaçantes.

4.

Le livre ouvert sur ses genoux, Gaspard Coutances ne parvenait pas à détacher son regard des photos des wagons de métro peints par Sean Lorenz en ces mois de juillet et août 1992. Ces fresques étaient éblouissantes. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Ou plutôt si : elles lui rappelaient La Femme-fleur de Picasso ainsi que certaines affiches d’Alfons Mucha, mais version underground et classées X. Qui était cette fille dont le corps flamboyait comme s’il avait été recouvert de feuilles dorées ? L’épouse de Lorenz, bien sûr, lui indiqua la légende. Cette Pénélope qu’il avait déjà aperçue sur les portraits de famille en noir et blanc. Une femme ambivalente, tantôt accueillante, tantôt vénéneuse. Une créature aux jambes interminables, à la peau d’albâtre et aux cheveux couleur de rouille.

Fasciné, Gaspard tourna les pages de la monographie pour découvrir d’autres fresques d’un érotisme troublant. Sur certains clichés, les cheveux de Pénélope ressemblaient à des dizaines de serpents qui ondulaient le long de ses épaules, s’entortillaient autour de ses seins, lui léchant les flancs, caressant ses parties intimes. Son visage, coiffé d’un halo psychédélique ou inondé d’une pluie d’or, était déformé par le plaisir. Son corps se dupliquait, se contorsionnait, tournoyait, s’embrasait…

5.

— Avec ce coup d’éclat, Lorenz fait exploser les codes, expliqua Benedick. Il s’émancipe des règles rigides du graffiti pour passer dans une autre dimension et inscrire son travail dans la continuité de peintres comme Klimt ou Modigliani.

Fascinée, Madeline fit défiler une nouvelle fois les parois chatoyantes des wagons.

— Toutes ces œuvres ont disparu aujourd’hui ?

Le galeriste eut un sourire mi-amusé, mi-fataliste.

— Oui, elles n’ont existé que le temps d’un été. L’éphémère, c’est l’essence même de l’art urbain. C’est aussi ce qui fait sa beauté.

— Qui a pris toutes ces photos ?

— La fameuse LadyBird. C’est elle qui s’occupait des archives des Artificiers.

— Pour Lorenz, c’était dangereux de se lancer dans une entreprise pareille, non ?

Benedick approuva :

— Au début des années 1990, à New York, on entrait dans l’ère de la tolérance zéro. Les forces de l’ordre disposaient d’un arsenal législatif très dissuasif et la MTA, la régie des transports publics de la ville, avait engagé une véritable chasse à l’homme contre les graffeurs. Les tribunaux prononçaient des peines très lourdes. Mais le risque encouru témoignait aussi de l’amour que Sean portait à Pénélope.

— Concrètement, il s’y prenait comment ?

— Sean était malin. Il m’a raconté qu’il possédait des uniformes pour s’infiltrer au sein des brigades de surveillance du métro et pouvoir accéder aux dépôts où stationnaient les trains.

Madeline avait toujours les yeux scotchés sur l’écran du smartphone. Elle pensait à cette femme, Pénélope. Qu’avait-elle ressenti en voyant son image radieuse et impudique inonder ainsi Manhattan ? Avait-elle été flattée, mortifiée, humiliée ?

— Lorenz est-il arrivé à ses fins ? demanda-t-elle.

— Vous voulez savoir si Pénélope a atterri dans son lit ?

— Je n’aurais pas formulé ça comme ça, mais… oui.

D’un signe de la main, Benedick réclama deux cafés avant d’expliquer :

— Au début, Pénélope a ignoré Sean, mais il est difficile d’ignorer longtemps un type qui vous idolâtre de cette façon. Au bout de quelques jours, elle a fini par tomber sous son charme. Ils se sont aimés follement cet été-là. Puis en octobre, Pénélope est rentrée en France.

— Une simple amourette de vacances, donc ?

Le galeriste secoua la tête.

— Détrompez-vous. Sean avait cette fille dans la peau. À tel point qu’en décembre de la même année il a rejoint Pénélope en France et s’est installé avec elle à Paris dans un petit deux-pièces de la rue des Martyrs. Là, Sean a continué à peindre. Non plus sur des rames de métro, mais sur les murs et les palissades des terrains vagues de Stalingrad et de la Seine-Saint-Denis.

De nouveau, Madeline jeta un coup d’œil aux photos des fresques de cette période. Elles avaient toujours les mêmes couleurs éclatantes et explosives. Une vitalité qui rappelait les murals d’Amérique du Sud.

— C’est à cette époque, en 1993, que j’ai rencontré Sean pour la première fois, confia Benedick, les yeux dans le vague. Il peignait dans un petit atelier de l’Hôpital éphémère.