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— Les ennuis ?

— À la naissance de son gamin, Sean était le plus heureux des hommes. Il n’arrêtait pas de répéter qu’il s’enrichissait au contact de son fils. Que, grâce à Julian, il voyait le monde avec un regard neuf. Qu’il avait redécouvert certaines valeurs et renoué avec des choses simples. Enfin, vous saisissez le topo, quoi : le discours un peu couillon de certains hommes devenus pères sur le tard.

Madeline ne releva pas. Benedick continua :

— Le problème, c’est qu’artistiquement il traversait un véritable passage à vide. Il prétendait ne plus avoir de jus créatif et être fatigué de l’hypocrisie du monde de l’art. Pendant trois ans, il n’a rien fait d’autre que de s’occuper de son fils. Vous imaginez ça ! Sean Lorenz en train de donner des biberons, de promener une poussette ou de faire des animations dans des écoles maternelles. L’essentiel de son travail artistique s’est réduit à arpenter Paris avec le petit Julian pour poser des mosaïques sauvages parce que ça l’amusait ! Tout ça n’avait aucun sens !

— S’il n’avait plus d’inspiration…, objecta Madeline.

— L’inspiration, c’est des conneries ! s’énerva-t-il. Bon sang, vous avez vu les photos de son travail. Sean était un génie. Et un génie n’a pas besoin d’inspiration pour travailler. On n’arrête pas de peindre quand on est Sean Lorenz. Tout simplement parce qu’on n’en a pas le droit !

— Il faut croire que si, remarqua Madeline.

Benedick lui lança un regard noir, mais elle enchaîna :

— Donc, Lorenz n’a plus repris les pinceaux jusqu’à sa mort ?

Bernard Benedick secoua la tête et retira ses grosses lunettes pour se frotter les yeux. Sa respiration s’était accélérée comme s’il venait de monter quatre étages à pied.

— Il y a deux ans, en décembre 2014, Julian est mort dans des circonstances tragiques. À partir de là, non seulement Sean n’a plus travaillé, mais il a littéralement sombré.

— Quelles circonstances tragiques ?

Quelques secondes, le regard du galeriste se détourna, cherchant la lumière du dehors avant de se perdre dans le vague.

— Sean a toujours été un concentré de forces et de failles, précisa-t-il sans répondre à la question. Avec la mort de Julian, il est retombé dans ses vieux démons : la drogue, l’alcool, les médocs. Je l’ai aidé comme j’ai pu, mais je pense qu’il n’avait aucune envie d’être sauvé.

— Et Pénélope ?

— Leur couple battait de l’aile depuis longtemps. Elle a profité du drame pour demander le divorce et n’a pas été longue à refaire sa vie. Et ce que Sean a fait par la suite n’a pas arrangé leur relation.

Le galeriste marqua une pause comme pour ménager un suspense un peu forcé. Madeline eut soudain la sensation désagréable d’être manipulée, mais sa curiosité fut plus forte.

— Qu’a fait Lorenz ?

— En février 2015, j’avais enfin réussi à monter un projet sur lequel je travaillais depuis très longtemps : une exposition de prestige autour du travail de Sean centré sur les « 21 Pénélopes ». Pour la première fois au monde, les vingt et un portraits allaient être visibles dans un même lieu. Des collectionneurs réputés nous avaient prêté leurs toiles. C’était vraiment un événement sans précédent. Mais, la veille de l’ouverture de l’expo, Sean a pénétré de nuit par effraction dans la galerie et a consciencieusement détruit chacun des tableaux avec un chalumeau.

Le visage de Benedick s’était décomposé comme s’il revivait la scène.

— Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Une sorte de catharsis, j’imagine. La volonté de tuer symboliquement Pénélope parce qu’il l’accusait d’être responsable de la mort de Julian. Mais quelles que soient ses raisons, je ne lui pardonnerai jamais cet acte. Sean n’avait pas le droit de détruire ces toiles. D’abord parce qu’elles faisaient partie du patrimoine de la peinture. Et puis parce que, avec ce geste, il m’a ruiné et a mis ma galerie au bord du gouffre. Depuis deux ans, j’ai plusieurs compagnies d’assurances sur le dos. Une enquête criminelle a été ouverte. J’ai essayé de protéger ma réputation, mais, dans le milieu de l’art, personne n’est dupe et ma crédibilité en a pris un…

— Je n’ai pas très bien compris, l’arrêta Madeline. Qui était propriétaire des « 21 Pénélopes » ?

— La plus grande partie appartenait à Sean, à Pénélope et à moi. Mais trois d’entre elles étaient la propriété de grands collectionneurs, un Russe, un Chinois et un Américain. Pour les dissuader de porter plainte, Sean leur avait promis de leur donner de nouvelles toiles : des pièces d’exception, prétendait-il. Sauf que, bien sûr, elles tardaient à arriver.

— Forcément, s’il ne peignait plus.

— Oui, j’avais fait une croix sur ces toiles, moi aussi, d’autant que les derniers mois de sa vie, je pense que Sean n’était même plus en état physique de peindre.

Un instant son regard s’embua.

— Sa dernière année a été un véritable chemin de croix. Il a subi deux opérations à cœur ouvert qui ont chaque fois failli le laisser sur le carreau. Mais je l’ai eu au téléphone la veille de sa mort. Il était parti quelques jours à New York pour consulter un cardiologue. C’est là qu’il m’a déclaré qu’il avait recommencé à peindre et qu’il avait déjà achevé trois toiles. Qu’elles se trouvaient à Paris et que je les verrais bientôt.

— Peut-être ne disait-il pas la vérité.

— Sean Lorenz avait tous les défauts du monde, mais ce n’était pas un menteur. À sa mort, j’ai cherché les toiles partout. Dans tous les recoins de la maison, dans le grenier, dans la cave. Mais je n’ai trouvé aucune trace de ces tableaux.

— Vous m’avez dit que vous étiez son exécuteur testamentaire et son héritier.

— C’est exact, mais l’héritage de Sean était squelettique tant Pénélope l’avait essoré. À part la maison du Cherche-Midi que vous connaissez et qui est hypothéquée, il ne lui restait plus rien.

— Il vous a légué quelque chose ?

Benedick partit dans un éclat de rire.

— Si on veut, lâcha-t-il en sortant un petit objet de sa poche.

C’était une boîte d’allumettes publicitaire qu’il tendit à Madeline.

— Le Grand Café, c’est quoi ?

— Une brasserie de Montparnasse dans laquelle Sean avait ses habitudes.

Madeline retourna la boîte pour découvrir une inscription au stylo à bille. Une célèbre citation d’Apollinaire : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »[8]

— C’est sans conteste l’écriture de Sean, assura le galeriste.

— Et vous ne savez pas à quoi il fait allusion ?

— Pas du tout. J’ai bien pensé qu’il pouvait s’agir d’un message, mais j’ai eu beau y réfléchir, je n’y comprends absolument rien.

— Et cette boîte vous était vraiment destinée ?

— En tout cas, c’est la seule chose qu’il avait laissée dans le coffre-fort de la maison.

Après avoir posé deux billets pour payer l’addition, Bernard Benedick se leva, enfila sa veste et noua son écharpe.

Madeline était restée assise. Elle observait toujours la boîte d’allumettes en silence, donnant l’impression de digérer l’histoire que venait de lui relater le galeriste. Après un instant de réflexion, elle se leva à son tour et demanda :

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8

Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, 1917.