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— Pourquoi m’avez-vous raconté tout ça au juste ?

Benedick boutonna sa veste et répondit comme une évidence :

— Pour que vous m’aidiez à retrouver les toiles disparues, bien sûr.

— Mais pourquoi moi ?

— Vous êtes flic, non ? Et puis, je vous l’ai dit : je fais toujours confiance à mon instinct. Et quelque chose me dit que si ces toiles existent — et j’ai la certitude que c’est le cas —, vous êtes la personne la plus capable de les retrouver.

3

La beauté des cordes

Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre.

Edward HOPPER
1.

À la sortie du rond-point, Madeline accéléra et manqua de griller un feu au croisement de l’allée de Longchamp.

Après son déjeuner avec le galeriste, elle avait loué un scooter chez un concessionnaire de l’avenue Franklin-Roosevelt. Pas question de perdre son après-midi à se disputer l’atelier de Lorenz avec un Américain bourru. Elle s’était donc garée près des Champs-Élysées, puis avait parcouru les stands du marché de Noël. Sa promenade n’avait pas dépassé un quart d’heure tant les chalets de bois alignés des deux côtés de la prétendue « plus belle avenue du monde » lui avaient donné le cafard. Baraques à frites, revendeurs de gadgets made in China, odeurs écœurantes de saucisses et de churros : on était plus proche ici d’une ambiance de fête foraine que des Noëls blancs des contes de son enfance.

Déçue, elle avait battu en retraite, d’abord en direction des vitrines du BHV, puis sous les arcades et dans le jardin de la place des Vosges. Mais pas plus que sur les Champs elle ne trouva ce qu’elle cherchait : une once de magie, un soupçon de féerie, un peu de l’esprit de Noël des vieux Christmas Carols. Pour la première fois, elle ne se sentait pas bien à Paris. Pas à sa place.

Elle reprit sa Vespa, abandonnant les groupes de touristes, leurs jacassements fatigants et leurs perches à selfies qui à tout instant menaçaient de vous éborgner, pour rouler sans destination précise. Dans sa tête, les couleurs et les arabesques de Lorenz continuaient à danser et à se déployer. Elle prit alors conscience que sa seule véritable envie était de poursuivre son voyage avec le peintre. De se laisser emporter par ses vagues de lumière, de se perdre dans les nuances de sa palette, d’être éblouie par ses éclats radieux. Mais Bernard Benedick l’avait prévenue : « Il n’y a qu’un seul endroit à Paris où vous pouvez espérer apercevoir une toile de Sean Lorenz. » Bien décidée à tenter sa chance, Madeline mit le cap sur le bois de Boulogne.

Comme elle n’était pas familière du lieu, elle gara son deux-roues dès qu’elle en eut la possibilité, près des grilles du Jardin d’acclimatation, et continua son trajet à pied, longeant l’avenue du Mahatma-Gandhi. Le soleil affirmait à présent sa victoire totale sur la grisaille. Il faisait bon. Des poussières d’or poudroyaient çà et là dans l’air humide. Autour du parc, pas l’ombre d’un syndicaliste ou d’un manifestant en colère. Les poussettes, les nounous, les cris des enfants et les marchands de marrons chauds investissaient l’espace dans une ambiance bon enfant.

Soudain, un immense vaisseau de verre surgit entre les branches des arbres déplumés. Drapée dans ses voiles cristallines, la Fondation Vuitton se découpait sur un ciel céruléen. Selon l’imagination de chacun, le bâtiment évoquait un gigantesque coquillage de cristal, un iceberg à la dérive ou un voilier high-tech battant pavillon de nacre.

Madeline acheta un billet et pénétra dans l’édifice. Le hall était vaste, clair et aéré, avec une ouverture sur la verdure. Elle se sentit tout de suite à l’aise dans ce gigantesque cocon de verre et déambula quelques minutes dans l’atrium, se laissant gagner par l’harmonie des courbes, la grâce aérienne de la construction. Les drôles d’ombres mouvantes et aquatiques que dessinaient les dalles de la verrière en se reflétant sur le sol la régénéraient comme un shoot de douceur et de chaleur.

La jeune femme emprunta l’escalier et parcourut un labyrinthe opalescent, ponctué de puits de lumière, qui desservait une dizaine de galeries. L’accrochage mélangeait une exposition temporaire à des pièces de la collection permanente. Sur les deux premiers niveaux, on pouvait admirer les chefs-d’œuvre de la collection Chtchoukine : des toiles fabuleuses de Cézanne, Matisse, Gauguin… que le collectionneur russe, faisant fi des critiques de son temps, avait courageusement rassemblées pendant près de vingt ans.

Traversé par des poutres d’acier et des madriers en mélèze, le dernier étage se prolongeait par deux terrasses qui offraient des vues inattendues sur La Défense, le bois de Boulogne et la tour Eiffel. C’est là qu’étaient exposés les deux tableaux de Lorenz, dans une salle où on trouvait aussi un bronze de Giacometti, trois toiles abstraites de Gerhard Richter et deux monochromes d’Ellsworth Kelly.

2.

Allongé sur une lounge chair en cuir craquelé, les pieds posés sur une ottomane, les yeux clos, Gaspard écoutait une conférence de Sean Lorenz enregistrée sur une antique cassette audio dénichée au milieu des vinyles de la bibliothèque.

Menée par Jacques Chancel, cette longue interview avait été réalisée sept ans plus tôt lors d’une rétrospective de l’œuvre de Lorenz à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence. L’entretien était passionnant et inédit tant il était rare que Lorenz, artiste secret et peu loquace, accepte de commenter son œuvre. Après avoir récusé à peu près toutes les interprétations qui avaient été faites de l’évolution de son travail, Lorenz avait prévenu : « Ma peinture est immédiate, elle n’est porteuse d’aucun message. Elle ne vise qu’à saisir quelque chose d’à la fois fugace et permanent. » À travers certaines de ses réponses, on percevait aussi sa fatigue, ses doutes, l’impression, avouait-il sans se cacher, « d’être peut-être arrivé au terme d’un cycle créatif ».

Gaspard buvait ses paroles. Même s’il refusait de livrer la clé de sa peinture, Lorenz avait au moins le mérite de la franchise. Sa voix, tantôt enveloppante et envoûtante, tantôt inquiétante, faisait écho à la dualité et à l’ambiguïté de son art.

Tout à coup, un bruit lourd et agressif déchira la quiétude de cette fin d’après-midi. Gaspard sursauta et se leva d’un bond avant de sortir sur la terrasse. La « musique », provenant apparemment d’une des habitations voisines, envahissait la ruelle. Le son était brut, sale, saturé, engloutissant les hurlements violents qui tenaient lieu de chant. Comment peut-on prendre plaisir à écouter une telle soupe ? pesta-t-il en sentant une grande lassitude s’abattre sur lui. Impossible de profiter d’un moment de tranquillité. C’était un combat perdu d’avance. Le monde était rempli de casse-couilles, d’emmerdeurs de tout poil, de chieurs en tout genre. Les fâcheux, les gêneurs, les enquiquineurs faisaient la loi. Ils étaient trop nombreux, se reproduisaient trop vite. Leur victoire était totale et définitive.

Emporté par sa colère, Gaspard se rua hors de la maison et, une fois dans l’impasse pavée, ne fut pas long à remonter la piste de l’importun. Le raffut provenait de l’habitation la plus proche : une bicoque bucolique croulant sous la vigne vierge. Pour se signaler, Gaspard tira la cloche rouillée fixée dans un pilier en pierre de taille. Comme personne ne se manifestait, il escalada le portail, traversa le jardinet et grimpa la volée de marches qui menait à la maisonnette avant de tambouriner à la porte.