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Lorsqu’elle s’ouvrit, Gaspard marqua un étonnement. Il s’était attendu à voir surgir un adolescent boutonneux, pétard aux lèvres et tee-shirt d’Iron Maiden sur le dos. À la place, il découvrit une jeune femme aux traits délicats, vêtue d’un chemisier sombre à col Claudine, d’un short en tweed et chaussée de richelieux en cuir bourgogne.

— Ça ne va pas la tête ! vociféra-t-il en martelant son crâne avec son index.

Surprise, elle recula d’un pas et le regarda avec perplexité.

— Votre musique ! hurla-t-il. Vous vous croyez seule sur terre ?

— Oui, ce n’est pas le cas ?

Au moment où Gaspard comprit qu’elle se fichait de lui, elle appuya sur un bouton d’une petite télécommande qu’elle tenait au creux de la main.

Enfin, le silence se fit.

— Je m’accordais une pause dans les corrections de ma thèse. Comme je pensais que tout le monde était parti en vacances, je me suis un peu lâchée sur le volume, admit-elle en guise d’excuses.

— Une pause en écoutant du hard-rock ?

— Techniquement, ce n’est pas du hard-rock, objecta-t-elle, mais du black metal.

— C’est quoi la différence ?

— Eh bien, c’est très simple, le…

— Vous savez quoi ? Je m’en fous, l’interrompit Gaspard en s’éloignant. Continuez à vous bousiller les tympans si ça vous chante, mais achetez un casque pour ne pas torturer les autres.

La jeune femme partit dans un fou rire.

— Vous êtes tellement impoli que c’en est même drôle !

Gaspard se retourna. Une seconde, il se sentit décontenancé par la remarque. Il observa la fille des pieds à la tête : un chignon sage, une tenue d’étudiante BCBG, mais aussi un piercing dans la narine et un tatouage sublime qui prenait naissance derrière son oreille pour disparaître sous son chemisier.

Elle n’a pas tort…

— D’accord, admit-il, j’y suis peut-être allé un peu fort, mais franchement, cette musique…

De nouveau, elle eut un sourire et lui tendit la main.

— Pauline Delatour, se présenta-t-elle.

— Gaspard Coutances.

— Vous habitez dans l’ancienne maison de Sean Lorenz ?

— Je l’ai louée pour un mois.

Une bourrasque fit claquer un volet. Les jambes nues, Pauline passait d’un pied sur l’autre en frissonnant.

— Cher voisin, je commence à avoir froid, mais je serais ravie de vous offrir un café, proposa-t-elle en se frictionnant les avant-bras.

Gaspard accepta d’un mouvement de tête et suivit la jeune femme à l’intérieur.

3.

Immobile, Madeline regardait les deux tableaux, comme envoûtée par un sortilège. Datant de 1997 et intitulée CityOnFire, la première toile était une grande fresque typique de la période street art de Lorenz : un brasier ardent, une peinture qui dévorait la toile, une déflagration de couleurs allant du jaune au rouge carmin. Motherhood, la deuxième toile, était beaucoup plus récente. Intime, dépouillée, elle représentait une surface bleu pâle, presque blanche, traversée par une ligne courbe qui figurait le ventre rond d’une femme enceinte. L’évocation la plus épurée de la maternité. Un cartel au mur précisait qu’il s’agissait du dernier tableau connu de Lorenz, réalisé peu avant la naissance de son fils. Contrairement à la toile précédente, ce n’était pas la couleur, mais la lumière qui faisait jaillir l’émotion.

Répondant à une voix qu’elle était seule à entendre, Madeline se rapprocha. La lumière l’appelait. La matière, la texture, la densité, les mille nuances de la toile l’hypnotisaient. Le tableau était vivant. En quelques secondes, une même surface passait du blanc au bleu puis au rose. L’émotion était là, mais elle était insaisissable. Tantôt la peinture de Lorenz vous apaisait, tantôt elle vous inquiétait.

Cette hésitation fascinait Madeline. Comment une toile pouvait-elle faire cet effet-là ? Elle essaya de reculer, mais ses jambes n’obéirent pas à son cerveau. Prisonnière consentante, elle ne souhaitait pas se soustraire à la lumière qui l’irradiait. Elle voulait encore trembler de ce vertige apaisant. Demeurer dans cet espace amniotique et régressif qui vous transperçait et révélait de vous des choses que vous ne soupçonniez pas.

Certaines étaient belles. D’autres nettement moins.

4.

L’entrée de la maison de Pauline Delatour se faisait par la cuisine. Au premier abord, l’intérieur était accueillant, décoré dans le style « demeure de campagne » : un plan de travail en bois massif, du carrelage en grès, des rideaux en tissu vichy. Sur les étagères, des plaques émaillées, un moulin à café déglingué, de gros bols en céramique et de vieilles casseroles en cuivre.

— C’est sympa chez vous, mais assez déroutant. Dans l’esprit, on est plus proche de Jean Ferrat que de votre black metal, la taquina-t-il.

Souriante, Pauline s’empara d’une cafetière italienne posée sur une gazinière et servit deux tasses.

— À vrai dire, cette maison n’est pas à moi. Elle appartient à un homme d’affaires italien, un collectionneur d’art, qui l’a héritée de sa famille et que m’a présenté Sean Lorenz. Il n’y vient jamais. Comme il ne souhaite pas la vendre, il a besoin de quelqu’un pour la surveiller et l’entretenir. Ça ne durera pas éternellement, mais en attendant, il serait stupide de ne pas profiter de l’occasion.

Gaspard prit la tasse qu’elle lui tendait.

— Si je comprends bien, vous habitez ici grâce à Lorenz.

Adossée contre le mur, la jeune femme souffla avec délicatesse sur son breuvage.

— Oui, c’est lui qui a convaincu l’Italien de me faire confiance.

— Vous l’avez rencontré comment ?

— Sean ? Trois ou quatre ans avant sa mort. Pendant mes premières années de fac, pour arrondir mes fins de mois, je posais comme modèle pour les élèves des Beaux-Arts. Un jour, Sean y a donné une master class. C’est là que je l’ai croisé et qu’on est devenus amis.

Par curiosité, Gaspard examina les bouteilles de vin rangées dans un casier en fer forgé.

— Il ne faut pas boire cette piquette ! prévint-il en faisant une moue de dégoût. La prochaine fois, je vous apporterai une bouteille de vrai vin.

— Avec plaisir. J’ai besoin de carburant pour terminer ma thèse, sourit-elle en désignant sur le plan de travail un ordinateur portable argenté entouré de piles de livres.

— Vous travaillez sur quoi ?

— La Pratique du kinbaku au Japon pendant la période Edo : usage militaire et pratique érotique, récita-t-elle.

— Le kinbaku ? Qu’est-ce que c’est ?

Pauline posa sa tasse dans l’évier, puis regarda son nouveau voisin avec un air mystérieux.

— Suivez-moi, je vais vous montrer.

5.

À travers la verrière, les chênes rouges prenaient feu ; les érables s’illuminaient ; les pins encraient leurs silhouettes pour les transformer en ombres chinoises.

Les yeux dans le vague, Madeline regardait sans le voir le soleil qui s’éclipsait derrière le kiosque à musique dressé sur la pelouse du Jardin d’acclimatation. Il était presque 17 heures. Après sa visite, elle s’était assise à une table du Franck, le restaurant de la Fondation qui avait pris ses quartiers derrière une cloison ajourée de l’atrium. Elle but à petites gorgées le thé noir qu’elle avait commandé. Depuis quelques minutes, Madeline n’avait qu’une seule idée en tête. Une seule question : et si ce que lui avait dit Bernard Benedick était vrai ? Et si les trois dernières toiles peintes par Sean Lorenz avaient vraiment disparu ? Des toiles inédites sur lesquelles personne n’avait jamais posé les yeux. Un frisson la parcourut. Elle n’avait pas l’intention de se laisser instrumentaliser par le galeriste, mais, si ces tableaux existaient, elle adorerait être celle qui les retrouverait.