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Elle sentit l’adrénaline qui pulsait dans ses veines. Le signal du début de la chasse. Une sensation autrefois familière qu’elle avait plaisir à retrouver. Une sensation sans doute pas très différente de l’urgence qui devait étreindre Sean Lorenz lorsqu’il peignait ses graffitis dans le métro au début des années 1990. Le goût du danger, l’ivresse de la peur, la volonté d’y retourner coûte que coûte.

Elle lança le navigateur Internet de son smartphone. La notice Wikipédia de Lorenz commençait de façon classique :

Sean Paul Lorenz, aussi connu au début de sa carrière sous le nom de Lorz74, est un graffeur et artiste peintre, né à New York le 8 novembre 1966 et mort dans la même ville le 23 décembre 2015. Il a vécu et travaillé à Paris les vingt dernières années de sa vie. […]

Elle se poursuivait sur plusieurs dizaines de lignes. Un résumé synthétique intéressant, mais qui ne lui apprit rien de plus que ce que lui avait raconté Benedick. Ce n’est que dans les dernières lignes que Madeline trouva l’information qu’elle cherchait :

L’affaire Julian Lorenz

Le crime

Le 12 décembre 2014, alors que Sean Lorenz se trouve à New York pour assister à une rétrospective de son œuvre au MoMA, sa femme Pénélope et son fils Julian sont enlevés dans une rue de l’Upper West Side. Quelques heures plus tard, une demande de rançon de plusieurs millions de dollars est adressée au peintre, accompagnée d’un doigt coupé de l’enfant. Malgré le versement de la somme, seule Pénélope sera libérée tandis que le petit garçon est assassiné sous les yeux de sa mère.

Le coupable

L’enquête ne fut pas longue à établir l’identité du ravisseur puisque […]

6.

Traversé sur toute sa longueur d’une poutre en bois d’olivier, le salon de Pauline Delatour n’avait plus rien d’une maison de famille, évoquant plutôt un loft moderne à la décoration épurée. Une pièce spacieuse dont les murs étaient tapissés de photos de femmes nues ligotées dans des positions extrêmes. Des corps entravés, harnachés, suspendus dans les airs. Des chairs ceinturées, enserrées, prisonnières d’une multitude de nœuds sophistiqués. Des visages parcourus de frissons dont on ne savait trop s’ils étaient plaisir ou souffrance.

— À la base, le kinbaku est un art militaire japonais ancestral, expliqua doctement Pauline. Une technique élaborée pour ligoter les prisonniers de guerre de haut rang. Au fil des siècles, c’est devenu une pratique érotique raffinée.

Gaspard regarda les clichés, d’abord avec réticence. Les rapports de soumission et de domination l’avaient toujours mis mal à l’aise.

— Vous savez ce que disait le grand photographe Araki ? demanda la jeune femme. « Les cordes doivent être comme des caresses sur le corps de la femme. »

De fait, peu à peu, l’appréhension de Gaspard se dissipa. Malgré lui, il trouva même les photos d’une beauté stupéfiante. C’était difficile à expliquer, mais les images n’avaient rien de vulgaire ni de violent.

— Le kinbaku est un art très exigeant, renchérit Pauline. Une performance qui n’a rien à voir avec le BDSM. Je donne des cours dans une salle du 20arrondissement. Vous devriez venir, un de ces jours. Je vous ferais une démonstration. Pour apprendre des choses sur soi, c’est même plus efficace qu’une séance de psychanalyse.

— Sean Lorenz, ça le branchait ces trucs-là ?

Pauline eut un rire triste.

— Sean a vécu dans la jungle qu’était New York dans les années 1980 et 1990, alors ce n’étaient pas ces petits jeux qui allaient l’effrayer.

— Vous étiez proche de lui ?

— On était amis, je vous l’ai dit. Il disait qu’il avait confiance en moi. Suffisamment en tout cas pour me confier très souvent la garde de son fils.

Pauline s’assit sur les marches d’un grand escabeau de bois posé contre le mur.

— Je n’aime pas trop les mômes, avoua-t-elle. Mais le petit Julian, c’était autre chose : un gamin vraiment extra. Attachant, vif, intelligent.

Gaspard remarqua que le teint laiteux de son visage avait encore blanchi.

— Vous en parlez au passé ?

— Julian a été assassiné. Vous ne le saviez pas ?

À son tour, Gaspard accusa le coup. Il tira à lui un tabouret en bois brut et s’assit, penché vers Pauline.

— Le… le gosse que l’on voit partout en photo dans la maison, il est mort ?

Ne les quittant plus du regard, Pauline essayait de résister à la tentation de ronger ses ongles peinturlurés de vernis grenat.

— C’est une sale histoire. Julian a été enlevé à New York et poignardé sous les yeux de sa mère.

— Mais… par qui ?

Pauline soupira.

— Une ancienne amie de Sean qui avait fait de la prison. Une peintre d’origine chilienne connue sous le nom de LadyBird. Elle voulait se venger.

— Se venger de quoi ?

— Honnêtement, je n’en sais trop rien, dit-elle en se levant. Ses motivations ont toujours été très floues.

Pauline revint dans la cuisine avec Gaspard dans son sillage.

— C’est un euphémisme de dire que Sean n’a plus jamais été le même homme après la mort de son fils, confia-t-elle. Non seulement il ne peignait plus, mais il s’est littéralement laissé mourir de chagrin. Je l’aidais comme je pouvais : j’allais lui faire des courses, je lui commandais à manger, j’appelais Diane Raphaël lorsqu’il lui fallait des médicaments.

— Qui est-ce ? Un médecin ?

Elle approuva de la tête.

— Une psychiatre qui le suivait depuis longtemps.

— Et sa femme ?

Pauline soupira de nouveau.

— Pénélope a quitté le navire dès qu’elle a pu, mais cela est encore une autre histoire.

Pour ne pas paraître trop intrusif, Gaspard se mordit la langue. Il devinait que le récit de Pauline était peuplé de zones d’ombre, mais il détestait trop les curieux pour rejoindre leurs rangs. Il s’autorisa néanmoins une question moins personnelle :

— Donc Lorenz n’a plus peint une seule toile jusqu’à sa mort ?

— Pas que je sache. D’abord parce qu’il a eu de gros problèmes de santé. Puis parce qu’il donnait l’impression de ne plus se sentir concerné par la peinture. Plus concerné par rien, en fait. Même pendant l’atelier d’art qu’il a continué à animer une fois ou deux à l’école de Julian, il ne touchait plus un pinceau.

Elle laissa passer quelques secondes puis ajouta, comme si un souvenir lui revenait en mémoire :

— Toutefois, dans les jours qui ont précédé sa mort, il s’est passé quelque chose d’étrange.

D’un geste du menton, elle désigna la maison du peintre à travers la fenêtre.

— Plusieurs nuits d’affilée, Sean a laissé la musique allumée chez lui jusqu’au petit matin.