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— En quoi était-ce étrange ?

— Justement parce que Sean n’écoutait de la musique que lorsqu’il peignait. Et ce qui m’a surprise, ce n’est pas tant qu’il ait repris les pinceaux, mais plutôt qu’il le fasse la nuit. Sean était un fou de lumière. Je ne l’ai jamais vu peindre qu’en plein jour.

— Qu’est-ce qu’il écoutait comme musique ?

Pauline eut un sourire.

— Des trucs qui vous plairaient, je crois. En tout cas, pas du black metal : la Cinquième de Beethoven puis d’autres trucs que je ne connaissais pas et qu’il passait en boucle.

Elle sortit son téléphone de sa poche et agita l’appareil sous les yeux de Gaspard.

— Comme je suis curieuse, je les ai shazamés.

Il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait ce verbe, mais il n’en laissa rien paraître.

Pauline retrouva les références qu’elle cherchait.

— Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen et la Symphonie no 2 de Gustav Mahler.

— Qu’est-ce qui vous dit qu’il peignait vraiment ? Peut-être qu’il écoutait seulement de la musique.

— C’est ce que j’ai voulu savoir, justement. Je suis sortie au milieu de la nuit, j’ai remonté l’allée, j’ai contourné la maison et j’ai escaladé l’échelle de secours jusqu’à la vitre de l’atelier. Je sais, ça fait un peu stalker, mais j’assume ma curiosité : si Sean avait peint un nouveau tableau, je voulais être la première à le voir.

Un sourire imperceptible éclaira le visage de Gaspard tandis qu’il s’imaginait Pauline dans ses activités d’acrobate. La peinture de Lorenz était vraiment douée d’un pouvoir d’envoûtement hors normes.

— Arrivée en haut de l’échelle, j’ai collé mon nez à la vitre. Bien que toutes les lumières de l’atelier fussent éteintes, Sean était face à une toile.

— Il peignait dans le noir ?

— Je sais que ça n’a pas de sens, mais j’ai eu l’impression que la toile émettait sa propre lumière. Une lueur vive, pénétrante, qui éclairait son visage.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Je n’en ai eu qu’une vision fugace. L’échelle a grincé, Sean s’est retourné. J’ai pris peur et j’ai dégringolé. Je suis rentrée chez moi en me sentant un peu péteuse.

Gaspard regarda cette drôle de fille, tout à la fois provocatrice, intellectuelle, sagace et underground. Une fille qui devait plaire à la plupart des hommes. Comme elle avait dû plaire à Lorenz. Tout à coup, une interrogation traversa son esprit, comme une évidence :

— Sean Lorenz ne vous a jamais employée comme modèle ?

Les yeux de Pauline se mirent à briller lorsqu’elle répondit :

— Il a fait mieux que ça.

Alors, elle déboutonna son chemisier et son tatouage apparut non pas dans sa totalité, mais dans toute sa splendeur. La peau de la jeune femme s’était transformée en toile humaine aux couleurs éclatantes : un chapelet d’arabesques florales et multicolores qui couraient depuis le haut de son cou jusqu’à la naissance de sa cuisse.

— On dit souvent que les toiles de Lorenz sont vivantes, mais c’est un abus de langage. La seule œuvre d’art vivante de Sean Lorenz, c’est moi.

4

Deux inconnus dans la maison

Je suis profondément optimiste sur rien du tout.

Francis BACON
1.

La nuit était tombée lorsque Madeline poussa la porte de la maison. Elle avait évité le plus possible la confrontation avec Gaspard Coutances, pourtant inéluctable. Elle avait même espéré secrètement que le dramaturge aurait finalement renoncé à ses droits sur l’atelier, mais, tandis qu’elle accrochait son blouson de cuir au portemanteau, elle aperçut la silhouette du grand escogriffe qui s’affairait dans la cuisine.

Alors qu’elle traversait le salon pour le rejoindre, elle s’attarda sur la dizaine de clichés affichés sur les murs dans des caisses américaines en bois clair. À présent qu’elle savait que le petit Julian était mort, les photographies qui l’avaient attendrie à son arrivée lui apparurent lugubres et sépulcrales. Par effet de contamination, la maison se révélait ce soir plus froide, oppressante, nimbée d’un voile de tristesse. Constatant que le charme s’était rompu, Madeline prit une décision radicale.

Lorsqu’elle débarqua dans la cuisine, Coutances la salua d’un grognement. Avec son jean usé, sa chemise de bûcheron, sa barbe de douze jours et ses Timberland fatiguées, elle lui trouva un côté « homme des bois » qui ne cadrait pas avec son statut d’auteur de théâtre intello. Debout derrière le comptoir, concentré sur sa tâche, il était en train d’émincer un oignon d’un geste assuré en écoutant de la musique de chambre sur un vieux poste de radio portatif. Posés devant lui, à côté d’un grand sac en papier kraft, plusieurs produits et ingrédients qu’il avait visiblement achetés dans l’après-midi : de l’huile d’olive, des coquilles Saint-Jacques, des cubes de bouillon de volaille, une petite truffe…

— Qu’est-ce que vous préparez ?

— Des kritharáki à la truffe. Ce sont de petites pâtes grecques que l’on cuisine comme un risotto. Vous dînez avec moi ?

— Non merci.

— Vous êtes végétalienne, je parie. Votre truc c’est le quinoa, les algues, les graines germées et tout le…

— Pas du tout, le coupa-t-elle sèchement. À propos de la maison, je voulais vous prévenir : je vous la laisse. Je vais aller habiter ailleurs. Le propriétaire m’a proposé de me dédommager et je vais accepter son offre.

Il la regarda, surpris.

— Sage décision.

— Mais je vous demande de me donner deux jours pour m’organiser. En attendant, je dormirai à l’étage. Nous nous partageons la cuisine et vous pouvez disposer du reste de la maison.

— Ça me convient, approuva Gaspard.

Avec la lame du couteau, il fit glisser dans une poêle l’oignon qu’il venait d’émincer.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Elle hésita un instant, puis lui balança la vérité :

— Je n’ai pas le courage de passer quatre semaines dans un endroit encore hanté par un enfant décédé.

— Vous parlez du petit Julian ?

Madeline confirma d’un hochement de tête. Dans le quart d’heure qui suivit, au fil d’une discussion animée, chacun raconta à l’autre ce qu’il avait appris sur la vie et l’œuvre fascinante de Sean Lorenz, et sur ses derniers tableaux disparus.

Après avoir refusé un verre de vin, Madeline ouvrit le frigo pour y prendre la trousse en plastique qu’elle avait laissée là quelques heures plus tôt. Puis elle prétexta une grande fatigue et monta se coucher.

2.

L’escalier de bois qui menait à l’antre de Lorenz débouchait directement dans l’atelier et sa verrière. La plus belle pièce de la maison se prolongeait par une chambre de taille modeste, mais confortable et agrémentée d’une salle de bains. Madeline rangea quelques affaires, trouva des draps propres dans une armoire et fit son lit. Puis elle se lava les mains et s’assit à un petit bureau en bois cérusé qui tournait le dos à la fenêtre. D’abord, elle enleva son pull et son chemisier. Elle sortit ensuite de sa trousse une fiole ainsi qu’une seringue qu’elle retira de son emballage. Elle fixa l’aiguille, en retira le capuchon, joua avec le piston de la seringue comme elle commençait à en avoir l’habitude pour prélever le produit en faisant remonter les bulles d’air avant de les expulser. Avec un coton imbibé d’alcool, elle nettoya sur son ventre la zone où elle avait prévu de se piquer. Le chauffage avait beau être allumé, tout son corps tremblait. Ses os lui faisaient mal, sa peau était hérissée de chair de poule. Elle prit une grande inspiration puis pinça un morceau de peau, insérant l’aiguille dans le gras, ni trop près du muscle ni trop près des côtes. Elle essaya de ne pas trembler pendant qu’elle poussait le piston pour injecter le produit. Ce truc brûlait, un véritable supplice. Bordel ! Lorsqu’elle était flic, elle s’était retrouvée dans des situations de danger absolu : un flingue sur la tempe, des balles qui lui avaient frôlé la nuque, des face-à-face avec la pire racaille de Manchester. Alors que chaque fois elle était parvenue à dominer sa peur, là, elle faisait sa chochotte pour une petite aiguille !