Madeline ferma les yeux. Nouvelle respiration. Compresse. Retrait de l’aiguille. Coton pour stopper le saignement.
Elle s’allongea sur son lit en tremblant. Comme ce matin à la gare, elle avait l’impression d’être à l’article de la mort. Elle avait la nausée, des crampes d’estomac, elle manquait d’air et une migraine lui vrillait le crâne. En grelottant, elle remonta sur elle la couverture. Derrière ses yeux clos, elle vit à nouveau les images du petit Julian, les couleurs de sang, la ville en flammes. Puis, comme à rebours, le tableau plus serein de la maternité. Et, peu à peu, elle se sentit moins mal. Son corps dégonfla. Comme elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, elle se leva, s’aspergea le visage d’eau froide. Elle avait même faim. Les effluves gourmands du risotto à la truffe montaient jusque dans l’atelier.
Alors, elle ravala sa fierté et redescendit l’escalier pour rejoindre Gaspard dans le salon.
— Dites, Coutances, votre invitation à dîner, ça tient toujours ? Vous allez voir si j’ai une tête de mangeuse de quinoa…
Contre toute attente, le repas fut joyeux et agréable. Deux ans plus tôt, à Broadway, Madeline avait assisté à une représentation de Ghost Town, une des pièces de Gaspard qui s’était jouée pendant deux mois au Barrymore Theatre avec Jeff Daniels et Rachel Weisz. Elle en gardait un souvenir en demi-teinte : des dialogues brillants, mais une vision cynique du monde qui l’avait mise mal à l’aise.
Heureusement, Coutances n’était pas le personnage persifleur et sarcastique que laissaient présager ses écrits. À vrai dire, c’était un ovni : une sorte de gentleman misanthrope et pessimiste, mais qui, le temps d’un dîner, pouvait se révéler un agréable compagnon. Presque naturellement, l’essentiel de leur conversation porta sur Sean Lorenz. Ils partagèrent leur enthousiasme neuf pour sa peinture et revinrent plus longuement sur les informations et les anecdotes que chacun avait glanées dans l’après-midi. Avec appétit, ils mangèrent jusqu’à la dernière bouchée de risotto et terminèrent une bouteille de saint-julien.
Après le repas, la discussion continua au salon. Dans la discothèque, Gaspard avait choisi un vieux vinyle d’Oscar Peterson, allumé une flambée dans la cheminée et découvert un Pappy van Winkle de vingt ans d’âge. Madeline avait retiré ses bottines, étendu ses pieds sur le canapé, posé un plaid sur ses épaules et sorti de sa poche une cigarette roulée à la main qui ne contenait pas que du tabac. Le mélange herbe et whisky alanguit les corps et détendit encore l’atmosphère. Jusqu’à ce que la conversation prenne un tour plus personnel.
— Vous avez des enfants, Coutances ?
La réponse fusa :
— Dieu merci, non ! Et je n’en aurai jamais.
— Pourquoi ?
— Je refuse d’infliger à quiconque le fracas du monde dans lequel nous sommes obligés de vivre.
Madeline tira une bouffée sur sa cigarette.
— Vous n’en faites pas un peu trop là ?
— Je ne trouve pas.
— Certaines choses vont mal, j’en conviens, mais…
— Certaines choses vont mal ? Mais ouvrez les yeux, bon sang ! La planète est à la dérive et l’avenir sera épouvantable : encore plus violent, plus irrespirable, plus angoissant. Il faut être sacrément égoïste pour vouloir infliger ça à quelqu’un.
Madeline chercha à lui répondre, mais Gaspard était lancé. Pendant un quart d’heure, les yeux fous, l’haleine chargée d’alcool, il dévida un argumentaire d’un pessimisme profond quant à l’avenir de l’humanité, décrivant une société apocalyptique, asservie à la technologie, à la surconsommation, à la pensée médiocre. Une société prédatrice qui, en se livrant à l’extermination méthodique de la nature, avait pris un billet sans retour pour le néant.
Elle attendit d’être certaine qu’il en avait terminé avec sa diatribe avant de constater :
— En fait, ce n’est pas juste les cons que vous détestez, c’est l’espèce humaine dans son ensemble.
Gaspard ne chercha pas à le nier :
— Vous connaissez le mot de Shakespeare : « Même la bête la plus féroce connaît la pitié. »[9] Mais l’homme ne connaît pas de pitié. L’homme est le pire des prédateurs. L’homme est une vermine qui, sous couvert d’un vernis de civilisation, ne prend son pied qu’en dominant et en humiliant. Une espèce mégalomaniaque et suicidaire qui hait ses semblables parce qu’elle se déteste elle-même.
— Et vous, Coutances, vous êtes différent, bien sûr ?
— Non, bien au contraire. Vous pouvez m’inclure dans le lot si ça vous fait plaisir, lança-t-il en terminant sa dernière gorgée de whisky.
Madeline écrasa sa cigarette dans une coupelle qui faisait office de cendrier.
— Vous devez être très malheureux pour penser ça.
Il chassa l’idée d’un revers de main tandis qu’elle allait chercher de l’eau dans le frigo.
— Je suis seulement lucide. Et les batteries d’études scientifiques sont encore plus pessimistes que moi. Les écosystèmes terrestres disparaissent inéluctablement. Nous avons déjà franchi le point de non-retour, nous…
Elle le provoqua :
— Mais pourquoi vous ne vous mettez pas une balle dans la tête, là, tout de suite ?
— Ce n’est pas la question, se défendit-il. Vous me demandiez pourquoi je ne voulais pas avoir d’enfants. Je vous ai répondu : parce que je ne veux pas les voir grandir dans le chaos et la fureur.
Il pointa sur elle un doigt accusateur, qui tremblait autant à cause de l’alcool que de la colère.
— Je n’imposerai jamais ce monde cruel à un enfant. Si vous avez l’intention de faire un autre choix, c’est votre problème, mais ne me demandez pas de le cautionner.
— Je me fous pas mal de votre caution, dit-elle en se rasseyant, mais je m’interroge quand même : pourquoi ne vous battez-vous pas pour changer tout ça ? Défendez les causes qui vous tiennent à cœur. Engagez-vous dans une association, militez dans un…
Il eut une moue de dégoût.
— La lutte collective ? Très peu pour moi. Je méprise les partis politiques, les syndicats, les groupes de pression. Je pense comme Brassens que « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons »[10]. Et puis, la bataille est déjà perdue, même si les gens sont trop lâches pour le reconnaître.
— Vous savez ce qui vous manque ? C’est d’avoir à mener un vrai combat. Et avoir un enfant, c’est être obligé de mener le combat. Le combat pour l’avenir. Celui qui a toujours existé et qui existera toujours.