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Il la regarda étrangement.

— Mais vous, Madeline, vous n’avez pas d’enfants ?

— J’en aurai peut-être un jour.

— Juste pour votre petit plaisir personnel, c’est ça ? ricana-t-il. Pour vous sentir « entière », « finie », « comblée » ? Pour faire comme vos copines ? Pour échapper aux questions culpabilisantes de papa et maman ?

Prise d’un coup de sang, Madeline se leva et lui balança une giclée d’eau glacée au visage pour le faire taire. Puis elle hésita un instant et finalement c’est la bouteille en plastique elle-même qu’elle lui jeta à la figure.

— Vous êtes vraiment trop con ! cria-t-elle en rejoignant l’escalier.

Elle monta les marches deux par deux et claqua la porte de sa chambre.

Resté seul, Gaspard poussa un profond soupir. Ce n’était certes pas la première fois que l’alcool lui faisait dire des énormités, mais c’était la première fois qu’il le regrettait si rapidement.

Vexé comme un enfant, il se resservit un verre de whisky et éteignit les lumières avant de s’allonger sur la lounge chair avec un grognement accablé.

Dans son esprit embrumé par l’alcool, il se repassa le film de la dispute. Ses arguments, ceux de Madeline. Il avait peut-être été maladroit sur la fin, mais il avait été sincère. Tout au plus regrettait-il la brutalité de ses propos, mais pas leur fond. À présent qu’il y repensait, il se rendit compte qu’il y avait pourtant une évidence qu’il n’avait pas mentionnée : les gens qui veulent des enfants se sentent forcément de taille à les protéger.

Or Gaspard, lui, ne le serait jamais.

Et cela le terrifiait.

LE PEINTRE FOU

Mercredi 21 décembre

5

Le destin à la gorge

La vie ne fait pas de cadeau.

Jacques BREL[11]
1.

La tête qui bourdonne. Le cœur qui palpite et se contracte. Le sommeil inquiet qui d’un coup se déchire.

Le claquement de la porte d’entrée fit tressaillir Gaspard et l’arracha à sa somnolence. Il lui fallut plusieurs secondes pour émerger. D’abord, il ne sut pas où il était, puis il se rendit à la triste réalité : il s’était endormi en chien de fusil dans le vieux fauteuil Eames de Sean Lorenz. Trempé de sueur, son tee-shirt était collé au cuir du siège et son visage écrasé contre l’accoudoir. Il se mit debout péniblement, se frottant les paupières, se frictionnant la nuque et les côtes. La gueule de bois dans toute son atrocité : mal de tête, goût de ciment dans la bouche, nausée, articulations rouillées. Scène rituelle après laquelle il se jurait chaque fois qu’il ne toucherait plus une goutte d’alcool. Mais il savait que cette résolution était fragile et que dès midi il aurait envie d’un verre.

Coup d’œil à sa montre : 8 heures du matin ; coup d’œil à travers la baie vitrée : ciel pâle, mais pas de pluie. Il devina que Madeline venait de partir et fut un peu honteux qu’elle l’ait vu dans cet état. Il se traîna jusqu’à la salle de bains, resta un quart d’heure sous la douche, buvant l’équivalent d’un demi-litre d’eau tiédasse directement au pommeau. Il attrapa une serviette qu’il enroula autour de sa taille et sortit de la cabine en se massant les tempes.

Sa migraine empirait, lui éraillant le crâne avec obstination. Il lui fallait d’urgence deux comprimés d’ibuprofène. Il fouilla dans son sac de voyage, mais ne trouva rien qui, de près ou de loin, ressemblât à un médicament. Après une brève hésitation, il monta à l’étage qu’avait investi Madeline, repéra sa trousse de toilette et mit la main sur ce qu’il cherchait. Heureusement que certains étaient organisés pour les autres.

Deux Advil plus tard, il était dans sa chambre, où il enfila ses vêtements de la veille avant de rejoindre la cuisine en quête d’un café noir. S’il y avait bien une cafetière, il n’y avait rien pour l’alimenter. Il eut beau ouvrir tous les placards, pas un paquet de café ne l’attendait, et il finit par se préparer, résigné, un bol de bouillon de poulet qu’il dégusta sur la terrasse. L’air frais lui fit d’abord du bien avant de le pousser à battre en retraite dans la chaleur du salon. Là, il explora la discothèque pour retrouver les disques dont lui avait parlé Pauline la veille. Ceux qu’écoutait en boucle Sean Lorenz dans les jours qui avaient précédé sa mort.

Le premier vinyle était un must-have de toute discothèque classique : la Cinquième Symphonie de Beethoven dirigée par Carlos Kleiber. Au revers de la pochette, un musicologue rappelait la volonté qui avait animé le compositeur toute sa vie de « saisir le destin à la gorge ». De fait, la Cinquième était tout entière tournée vers la confrontation de l’homme et de sa destinée. « Ainsi le destin frappe à la porte », disait Beethoven pour symboliser l’effet des quatre notes qui ouvraient sa symphonie.

Le deuxième enregistrement sentait bon les années 1980 : un coffret de deux vinyles Deutsch Grammophon de la Symphonie no 2 de Gustav Mahler dirigée par Leonard Bernstein. Avec en guest stars Barbara Hendricks et Christa Ludwig. Dite « Résurrection », la deuxième symphonie du compositeur autrichien n’était pas familière à Gaspard. La lecture du livret lui apprit qu’il s’agissait d’une œuvre religieuse, Mahler s’étant récemment converti au christianisme. Elle exaltait les thèmes de la vie éternelle et de la résurrection des corps. Les notes du livret s’achevaient par les paroles de Leonard Bernstein : « La musique de Mahler évoque trop sincèrement nos incertitudes touchant la vie et la mort. Cette musique est trop vraie, elle dit des choses effrayantes à entendre. »

Des choses effrayantes à entendre…

Gaspard se gratta la tête. Pourquoi Lorenz, grand amateur de jazz et de musique minimaliste, s’était-il passionné à la fin de sa vie pour deux symphonies monumentales ?

Il vida dans l’évier le reste de bouillon tiède et s’installa à la table du salon avec son cahier à spirale et son stylo pour réfléchir à l’écriture de sa pièce. Il eut du mal à se concentrer. Il avait passé une nuit étrange, presque planante, flottant dans ses songes au milieu des paysages psychédéliques tatoués sur le corps ligoté de la jolie voisine. Une vision pas violente, mais perturbante.

Pendant une vingtaine de minutes, il réussit à se faire croire qu’il allait travailler, mais l’illusion ne dura pas. Il avait toujours l’impression que le grand portrait de Lorenz le regardait, l’appelait, le jugeait.

Au bout d’un moment, n’y tenant plus, Gaspard se leva et se planta à nouveau devant le mur de photos. Il comprit alors que ce n’était pas le cliché du peintre qui le dérangeait. C’étaient les photos du gamin.

Le gamin mort… et pourtant si plein de joie et de vitalité sur les tirages argentiques.

Bordel ! C’était cette Madeline Greene qui, en lui faisant part de son malaise, l’avait contaminé !

Il se laissa tomber dans le canapé en soupirant. Dans la bouteille posée sur la table basse devant lui, le reflet ambré du whisky lui faisait déjà de l’œil, mais il résista à la tentation. Il fixa pendant plusieurs minutes un instantané sur lequel on voyait le petit Julian assis à califourchon, se tenant triomphalement à la barre d’un antique cheval de bois. Face au carrousel, on distinguait la silhouette bienveillante de Sean Lorenz, les yeux posés sur sa progéniture. Gaspard fouilla dans son jean pour en extraire son portefeuille. Dans la pochette d’un des rabats, il trouva une vieille photographie aux couleurs passées qu’il n’avait plus regardée depuis des années : lui à trois ans, avec son père, sur l’une des montures du manège Garnier au jardin du Luxembourg. La photo datait de 1977. Presque quarante années séparaient les deux clichés. Ce n’était pas la même époque, mais c’était le même manège, la même lumière qui brillait dans les yeux des gamins et la même fierté qui teintait le regard des pères.

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11

auteur/ compositeur Jacques Brel, Orly, 1977.