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Alors que le diable t’emporte dans ses vapeurs brûlantes, l’image du petit garçon traverse à nouveau ton esprit. Tu le vois sur une plage, devant la mer. Un endroit qui pourrait être la Grèce ou le sud de l’Italie. Tu es tout près de lui. Si près que tu peux même sentir son odeur de sable, de blé, rassurante comme le vent léger des soirs d’été.

Lorsqu’il lève la tête vers toi, tu retrouves avec émotion son beau visage, son nez retroussé et ses dents du bonheur qui rendent son sourire irrésistible. Le voilà qui écarte les bras et se met à courir autour de toi.

— Maman, regarde, je fais l’avion !

AU MILIEU DE L’HIVER

Mardi 20 décembre

1

Le syndrome de Paris

Paris is always a good idea.

Audrey HEPBURN[2]
1.

Roissy-Charles-de-Gaulle, zone des arrivées. Une certaine définition de l’enfer sur terre.

Dans la salle de contrôle des passeports, des centaines de voyageurs s’agglutinaient en une file d’attente congestionnée qui s’étirait et serpentait comme un boa obèse. Gaspard Coutances leva la tête en direction des cabines en Plexiglas alignées vingt mètres devant lui. Derrière l’enfilade de guichets, il n’y avait que deux malheureux policiers pour contrôler le flux débordant des passagers. Gaspard eut un soupir d’exaspération. Chaque fois qu’il mettait les pieds dans cet aéroport, il se demandait comment les responsables publics pouvaient ignorer les effets dévastateurs d’une vitrine aussi détestable de la France.

Il avala sa salive. Pour ne rien arranger, il faisait une chaleur à crever. L’air était moite, pesant, saturé d’une épouvantable odeur de transpiration. Gaspard prit place entre un adolescent au look de motard et un groupe d’Asiatiques. La tension était palpable : en plein décalage horaire après un vol de dix ou quinze heures, des passagers au visage de zombie découvraient avec colère qu’ils n’étaient pas au bout de leur chemin de croix.

Le calvaire avait commencé juste après l’atterrissage. Son vol en provenance de Seattle était pourtant arrivé à l’heure — l’avion s’était posé un peu avant 9 heures du matin —, mais il avait fallu attendre plus de vingt minutes que l’on déploie la passerelle avant de pouvoir quitter l’appareil. S’était ensuivie une marche sans fin dans des couloirs vieillots. Un jeu de piste horripilant à débusquer des panneaux de signalisation compliqués, à se casser les jambes sur des escalators en panne, à lutter pour ne pas se laisser broyer les os dans une navette bondée, pour enfin être parqués comme des bestiaux dans cette salle sinistre. Bienvenue en France !

Son sac de voyage sur l’épaule, Gaspard transpirait à grosses gouttes. Il avait l’impression d’avoir déjà parcouru trois kilomètres depuis qu’il avait quitté l’avion. Abattu, il se demanda ce qu’il foutait là. Pourquoi s’infligeait-il chaque année un mois d’enfermement à Paris pour écrire sa nouvelle pièce de théâtre ? Il eut un rire nerveux. La réponse était simple et claquait comme un slogan : technique d’écriture en milieu hostile. Tous les ans, à la même date, Karen, son agent, lui louait une maison ou un appartement dans lequel il pouvait travailler au calme. Gaspard détestait tellement Paris — et à la période de Noël en particulier — qu’il n’avait aucun mal à rester cloîtré vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Résultat : la pièce s’écrivait toute seule, ou presque. En tout cas, à la fin janvier, son texte était toujours terminé.

La file se résorbait avec une lenteur désespérante. L’attente devenait épreuve. Des gamins surexcités faisaient la course entre les barrières en hurlant, un couple de personnes âgées se tenaient l’une à l’autre pour ne pas s’effondrer, un bébé vomissait son biberon dans le cou de sa mère.

Putain de vacances de Noël…, se lamenta Gaspard en prenant une grande goulée d’air vicié. En remarquant le mécontentement sur le visage de ses compagnons d’infortune, il se rappela un article qu’il avait lu dans un magazine à propos du « syndrome de Paris ». Chaque année, plusieurs dizaines de touristes japonais et chinois étaient hospitalisés et souvent rapatriés à cause des troubles psychiatriques lourds qui les frappaient lors de leur première visite dans la capitale. À peine débarqués en France, ces vacanciers se mettaient à souffrir de drôles de symptômes — délire, dépression, hallucinations, paranoïa. Avec le temps, les psychiatres avaient fini par trouver une explication : le malaise des touristes venait du décalage entre leur vision sublimée de la Ville lumière et ce qu’elle était vraiment. Ils croyaient découvrir le monde merveilleux d’Amélie Poulain, celui vanté dans les films et les publicités, et ils découvraient à la place une ville dure et hostile. Leur Paris fantasmé — celui des cafés romantiques, des bouquinistes des bords de Seine, de la butte Montmartre et de Saint-Germain-des-Prés — venait se fracasser contre la réalité : la saleté, les pickpockets, l’insécurité, la pollution omniprésente, la laideur des grands ensembles urbains, la vétusté des transports publics.

Pour penser à autre chose, Gaspard sortit de sa poche plusieurs feuilles pliées en quatre. Le descriptif et les photos de la prison dorée que son agent lui avait louée dans le 6arrondissement. L’ancien atelier du peintre Sean Lorenz. Les clichés étaient séduisants et laissaient espérer un espace ouvert, clair, reposant, parfait pour le marathon d’écriture qui l’attendait. D’ordinaire, il se méfiait des photos, mais Karen avait visité les lieux et elle lui avait assuré qu’ils lui plairaient. Et même davantage, avait-elle ajouté, mystérieuse.

Vivement qu’il y soit en tout cas.

Il patienta encore un bon quart d’heure avant qu’un des flics de la police aux frontières consente à jeter un œil à son passeport. Aimable comme une porte de prison, le type ne lui adressa ni bonjour ni merci et ne répondit pas à son bonne journée en lui rendant ses papiers d’identité.

Nouvelle perplexité devant les panneaux. Gaspard prit la mauvaise direction avant de revenir sur ses pas. Cascade d’escaliers mécaniques. Succession de portes automatiques qui s’ouvraient toujours à retardement. Il se hâta de dépasser les tapis roulants. Dieu merci, il n’avait pas été assez inconscient pour enregistrer des bagages.

À présent, il n’était plus très loin de la sortie de l’enfer. Il batailla pour s’extraire de la cohue inhabituelle qui bloquait le hall des arrivées, fendit la foule, bousculant un couple qui s’embrassait, enjambant des passagers endormis à même le sol. Dans son viseur, la porte à tambour surmontée du panneau « Sortie — Taxis » matérialisait la fin de son supplice. Voilà, plus que quelques mètres et il serait libéré de ce cauchemar. Il prendrait un taxi, coifferait son casque et s’échapperait mentalement en écoutant le piano de Brad Mehldau et la basse de Larry Grenadier. Puis, dès cet après-midi, il commencerait à écrire et il…

La pluie doucha son enthousiasme. Des trombes d’eau s’abattaient sur le bitume. Un ciel charbonneux. Une tristesse et une électricité dans l’air. Aucun taxi à l’horizon. À la place, des cars de CRS et des passagers désorientés.

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2

Phrase dite par Audrey Hepburn dans Sabrina de Billy Wilder, 1954.