Madeline enregistra mentalement ces informations en se rappelant que Gaspard avait déjà évoqué ce nom devant elle la veille au soir.
— Qui d’autre ?
— Peut-être Jean-Michel Fayol, un marchand de couleurs. Il a une petite boutique qui donne sur les quais. Sean le consultait souvent lorsqu’il peignait.
— Pénélope Lorenz habite toujours à Paris ?
Benedick hocha la tête sans répondre franchement.
— Vous pouvez me donner son adresse ?
Le galeriste sortit un stylo de sa poche et déchira une page de l’agenda.
— Je vais vous noter ses coordonnées, mais vous n’en tirerez rien. Rencontrer Pénélope a été à la fois la grande chance et le plus grand malheur de Sean. L’étincelle qui a révélé son génie pour mieux allumer quelque temps plus tard l’incendie qui a ravagé sa vie.
Il tendit le papier plié à Madeline, puis, les yeux dans le vague, se demanda tout haut :
— Qu’y a-t-il, au fond, de plus triste que de voir son âme sœur devenir son âme damnée ?
6
Une somme de destructions
Un tableau était une somme d’additions. Chez moi, un tableau est une somme de destructions.
Le boulevard Saint-Germain s’étirait sous un soleil pâle. Platanes déplumés, immeubles en pierre de taille, cafés muséifiés, boutiques au luxe tranquille.
Madeline dépassa une voiturette électrique et mit son clignotant pour tourner rue Saint-Guillaume. Après une vingtaine de mètres, elle gara son scooter à la perpendiculaire entre une Smart cabossée et un SUV rutilant. L’adresse que lui avait donnée Bernard Benedick était celle d’un des beaux immeubles de la rue avec une large façade à bossages récemment ravalée. Elle sonna à l’interphone d’une porte cochère monumentale en bois verni.
— Oui ? siffla une voix.
— Madame Lorenz ?
Pas de réponse. Madeline joua sur l’ambiguïté :
— Bonjour, madame, je suis officier de police. J’enquête sur la disparition des dernières toiles peintes par votre ex-mari. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes pour…
— Va te faire foutre, connasse de journaliste !
Madeline recula d’un pas, surprise par la virulence de l’insulte. Inutile d’insister. Si Pénélope Lorenz était dans de telles dispositions, elle n’arriverait à rien.
Elle remonta sur sa Vespa avec une autre idée en tête. Rue de l’Université, rue du Bac, boulevard Raspail jusqu’à Montparnasse. C’est dans la rue d’Odessa que Madeline trouva le cybercafé qu’elle cherchait, coincé entre une crêperie et un sex-shop. En poussant la porte, elle se jura qu’elle ne quitterait pas l’endroit avant d’être parvenue à ses fins.
Gaspard arriva en avance au restaurant. Situé à côté d’un étal de poissonnier, le Grand Café était une brasserie de quartier à la décoration un peu vieillotte, mais chaleureuse : boiseries, chaises Baumann en bois courbé, petites tables de bistrot, grand miroir, carrelage à damier. Une touche méditerranéenne complétait le tableau avec de la fausse vigne qui s’accrochait au plafond comme sous une tonnelle.
À midi et demi, la salle était aux trois quarts vide, mais commençait à se remplir. Gaspard demanda une table pour deux et, sans s’asseoir, y posa le téléphone qui déformait sa poche avant d’accrocher sa veste sur le dossier de la chaise. Puis il s’avança vers le comptoir, commanda un verre de quincy et demanda s’il pouvait téléphoner. Le serveur le regarda d’un air étonné, voire suspicieux, et désigna l’appareil abandonné sur la table :
— Il est cassé ?
Gaspard ne se retourna même pas.
— Non, je ne sais pas m’en servir. Alors, je peux utiliser le vôtre ?
Le serveur acquiesça et lui tendit un combiné rétro. Gaspard chaussa ses lunettes pour déchiffrer le numéro noté par Pauline.
Une chance : Diane Raphaël répondit dès la troisième sonnerie, s’excusant aussitôt pour la mauvaise qualité de la communication. La psychiatre n’était pas à Paris, mais dans un TGV à destination de Marseille où elle devait aller voir un patient à l’hôpital Sainte-Marguerite. Gaspard se présenta et précisa qu’il appelait de la part de Pauline Delatour. Diane Raphaël, qui passait beaucoup de temps à New York, assura y avoir vu Asylium, l’une de ses pièces les plus noires, une critique des dérives de la psychanalyse. Avec ce texte, Gaspard ne s’était pas fait que des amis dans la communauté des psys, mais Diane n’était pas revancharde et lui assura « avoir beaucoup ri ».
Comme il ne savait pas mentir, Gaspard joua cartes sur table. Il expliqua qu’il louait l’ancienne maison de Sean Lorenz et qu’il aidait une amie policière qui s’était mis en tête de retrouver les trois derniers tableaux du peintre.
— S’ils existent, je serais curieuse de les voir !
— Pauline m’a dit que vous aviez beaucoup veillé sur Sean la dernière année de sa vie.
— Les deux dernières décennies, vous voulez dire ! J’ai été son amie et sa psy pendant plus de vingt ans !
— Je pensais que c’était incompatible ?
— Je n’aime pas les dogmes. J’ai essayé de l’aider comme j’ai pu, mais il faut croire qu’il existe une malédiction des génies.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Le vieux principe de la destruction créatrice. Pour construire une œuvre comme la sienne, peut-être était-il inéluctable que Sean se détruise et qu’il détruise les autres.
Malgré la mauvaise qualité de la communication, Gaspard était séduit par la voix de Diane Raphaël : mélodieuse, profonde, aux intonations amicales.
— D’après Pauline, Lorenz était à la dérive après la disparition de son fils…
— Ce n’est un secret pour personne, le coupa la psy. Sean est quasiment mort en même temps que Julian. N’ayant plus rien à quoi se raccrocher, il ne se donnait même plus la peine de faire semblant de vivre. Et puis, physiquement, il était détruit. Il a subi deux lourdes opérations les derniers mois de sa vie. Plusieurs fois, il a été réanimé au seuil de la mort. Mais il endurait cette souffrance comme une pénitence.
— La peinture ne lui était d’aucun secours ?
— La peinture ne peut rien face à la mort d’un enfant.
Gaspard ferma brièvement les yeux et avala la dernière gorgée de son verre de vin blanc, adressant dans la foulée un signe au barman pour demander qu’on le resserve.
— Tous les parents qui perdent un enfant ne se suicident pas, remarqua-t-il.
— Vous avez raison, admit-elle. Chaque individu réagit d’une façon qui lui est propre. Je ne vais pas vous parler du dossier médical de Sean, mais tout était amplifié chez lui. Il a toujours eu un côté cyclothymique qui impactait sa créativité.
— Il était bipolaire ?
— Disons que comme chez beaucoup d’artistes, ses réactions et ses humeurs étaient exacerbées. S’il faisait preuve d’une soif de vivre incroyable en période d’euphorie, il pouvait descendre très bas lorsqu’il broyait du noir.
Gaspard dégrafa un bouton de sa chemise. Pourquoi faisait-il cette chaleur de dingue en plein mois de décembre ?
— Lorenz était toxicomane ?
Diane s’agaça pour la première fois :
— Vous posez beaucoup de questions, monsieur Coutances.
13
Pablo Picasso, Cahiers d’art, 1935. Jean-Luc Godard, Histoires du cinéma, Gallimard, 1990.