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— J’en conviens, s’excusa-t-il.

À l’autre bout de la ligne, il percevait l’annonce de la SNCF prévenant que le train allait bientôt entrer en gare Saint-Charles.

— Tout ce que Sean voulait, c’était s’anesthésier et oublier, reprit la psy. Il avait une peine immense, à la mesure de son amour pour son fils, et il ne voulait ni être sauvé ni être raisonné. Alors, tous les expédients étaient bons : somnifères, anxiolytiques et compagnie. C’est moi qui les lui prescrivais, car je savais qu’il les aurait pris de toute façon. Au moins, ça me permettait de garder un œil sur ce qu’il ingurgitait.

La réception devenait de plus en plus mauvaise. Gaspard hasarda tout de même une dernière question :

— Cette hypothèse de toiles cachées, vous y croyez ?

Malheureusement, la réponse de la psy se perdit dans le brouhaha ferroviaire.

Il raccrocha et vida de nouveau son verre. Lorsqu’il se retourna, il aperçut Madeline qui venait d’entrer dans le restaurant.

3.

— Un apéritif ? proposa le serveur après avoir posé à côté de leur table la grande ardoise qui listait les plats du jour.

Madeline commanda une bouteille d’eau pétillante et Gaspard un troisième verre de vin.

Puis, avec un sourire, le dramaturge poussa vers Madeline le téléphone qu’elle avait oublié en quittant la maison.

— Merci de me l’avoir rapporté, dit-elle en le récupérant.

Gaspard pensa qu’il serait opportun de faire amende honorable :

— Excusez-moi pour hier soir. Je me suis emporté.

— C’est bon, laissez tomber.

— Je ne savais pas que vous essayiez d’avoir un enfant.

Madeline devint écarlate.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— C’est… c’est ce que j’en ai déduit, bredouilla-t-il en réalisant sa maladresse. Vous avez reçu ce matin un SMS d’une clinique de Madrid qui accusait réception des résultats de votre…

— Mêlez-vous de vos oignons, bordel ! Vous croyez que j’ai envie de parler de ça avec vous à table ?

— Je suis désolé, je l’ai lu malgré moi.

— Malgré vous ? fulmina-t-elle.

Ils n’échangèrent plus un seul mot ni aucun regard jusqu’à ce qu’on leur apporte leurs consommations et que le patron vienne prendre leur commande. Madeline profita de sa présence pour sortir la boîte d’allumettes à l’enseigne du restaurant que lui avait donnée Benedick.

— Sean Lorenz était un client régulier de votre établissement, n’est-ce pas ?

— Bien plus qu’un client, c’était un ami de la maison ! répondit le restaurateur avec une pointe de fierté.

C’était un petit homme volubile au crâne rasé qui portait un costume trop grand pour lui et une cravate blanche à gros pois noirs. Les mimiques expressives de son visage lui donnaient de faux airs de Louis de Funès.

— Pendant des années, M. Lorenz est venu déjeuner chez nous presque tous les midis.

Soudainement, les yeux pétillants du restaurateur se voilèrent.

— Forcément, on l’a moins vu après la mort de son fils. Un soir, après le service, je l’ai même croisé, ivre mort, avachi sur un banc. Je l’ai ramené chez lui, rue du Cherche-Midi. Ça m’a vraiment fait de la peine.

Comme s’il ne voulait pas rester sur ce mauvais souvenir, l’homme fit claquer sa langue et s’empressa d’ajouter :

— Les deux ou trois derniers mois de sa vie, il allait mieux. Il est revenu plusieurs fois au restaurant et…

— Vous pensez qu’il avait recommencé à peindre ? l’interrompit Gaspard.

— C’est certain ! De nouveau, il déjeunait en noircissant les pages de son carnet de croquis. Un signe qui ne trompait pas !

— Vous savez sur quoi il travaillait ?

De Funès eut un sourire entendu.

— Comme j’étais curieux, en lui apportant ses plats, j’en profitais toujours pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Il dessinait des labyrinthes.

— Des labyrinthes ?

— Oui, des labyrinthes kafkaïens, sans entrée ni sortie. Des dédales aux embranchements infinis qui donnaient le vertige.

Madeline et Gaspard échangèrent un regard dubitatif, mais leur interlocuteur avait gardé un as dans sa manche.

— Quelques jours avant sa mort, M. Lorenz nous a fait un cadeau for-mi-dable : il a posé une mosaïque dans le restaurant.

— Ici ? s’étonna Gaspard.

— Tout à fait, confirma-t-il avec fierté, dans le fond de la deuxième salle. C’est l’une des rares mosaïques de Sean Lorenz et, en tout cas, la plus grande qu’il ait créée. Des amateurs d’art viennent en pèlerinage ici pour la voir ou la prendre en photo. Surtout des Asiatiques.

Le restaurateur ne se fit pas prier pour les conduire jusqu’au fond de la salle où une fresque multicolore tapissait le mur.

— M. Lorenz a voulu illustrer L’Énorme Crocodile, le conte de Roald Dahl. C’était l’histoire préférée de son fils. Celle qu’il lui réclamait tous les soirs avant de s’endormir. Un bel hommage, n’est-ce pas ?

Le panneau était constitué de centaines de petits carreaux miroitants qui rappelaient un peu les gros pixels des jeux vidéo des années 1980. En plissant les yeux, Madeline reconnut les personnages du conte de son enfance : un crocodile, un singe, un éléphant, un zèbre qui s’ébrouaient dans la savane.

Dans son genre, cette œuvre était splendide et drôle, même si elle restait anecdotique. Madeline demanda la permission de la prendre en photo, puis elle regagna sa table en compagnie de Gaspard.

4.

— Elle a l’air de bien vous plaire, la petite Pauline.

Comme ils l’avaient fait la veille, ils échangèrent les informations récoltées chacun de son côté.

— Elle est facile à vivre et pas contrariante.

— C’est pour moi que vous dites ça ?

Gaspard détourna la tête pour fuir le regard de Madeline.

— Parlons d’autre chose, si vous le voulez bien.

Elle proposa une répartition des tâches :

— Cet après-midi, j’ai l’intention d’aller interroger Jean-Michel Fayol, le marchand de couleurs de Sean. Pendant ce temps, je voudrais que vous passiez voir Pénélope Lorenz.

L’air sceptique, Gaspard se gratta la barbe.

— Pourquoi irais-je au casse-pipe ? Vous venez de m’expliquer qu’elle vous avait sèchement claqué la porte au nez.

— Avec vous, ça sera différent.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— D’abord parce que vous êtes un homme. Puis parce que j’ai eu une idée géniale.

Avec un sourire satisfait, elle lui expliqua le plan qu’elle avait mis au point pour approcher la femme de Sean.

Dans un cybercafé, elle avait créé un compte mail au nom de Gaspard et s’en était servie pour envoyer à Pénélope une demande de prêt — ou plutôt de location — de Naked, un tableau de son mari qui se trouvait toujours en sa possession.

— Comprends rien, grogna Gaspard. Pourquoi voudrais-je louer un tableau ? Ça n’a pas de sens.

Madeline poussa son assiette et déplia sur la table la photocopie d’un article du Daily Telegraph annonçant trente représentations à Londres au printemps prochain du Serment d’Hippocrate, une pièce de théâtre signée… Gaspard Coutances.

— Vous allez louer ce tableau pour qu’il fasse partie du décor de la première de votre pièce.

— Grotesque.