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Madeline continua sans se laisser démonter :

— Dans mon mail, j’ai proposé à Pénélope un deal à vingt mille euros. Benedick m’a assuré qu’elle avait besoin de cash et qu’à terme elle souhaitait vendre le tableau aux enchères. S’il y a une occasion de médiatiser la toile avant sa vente, vous pouvez être certain qu’elle ne va pas la laisser passer.

Furieux, Gaspard fronça les sourcils.

— Vous avez usurpé mon identité !

— Détendez-vous, c’était pour la bonne cause.

— Les grands principes, c’est toujours pour les autres, c’est ça ? Je déteste les gens comme vous.

— Les gens comme moi ? C’est-à-dire ?

— Je me comprends.

— Vous êtes bien le seul.

Toujours en colère, il haussa les épaules.

— De toute façon, la mère Lorenz ne croira jamais de telles inepties.

— Détrompez-vous, rétorqua Madeline, triomphante. Figurez-vous qu’elle m’a déjà répondu et qu’elle vous attend chez elle dans une demi-heure pour en parler.

Gaspard ouvrit la bouche pour protester, mais se contenta de pousser un soupir résigné. Madeline profita de son avantage :

— Après mon entrevue avec Fayol, j’ai rendez-vous avec une vieille amie qui fait escale à Paris. Quand vous aurez vu Pénélope, retrouvez-moi au Sémaphore pour faire le point.

— Quésaco le Sémaphore ?

— C’est un petit café à l’angle de la rue Jacob et de la rue de Seine.

Il faisait tellement chaud que le restaurant avait ouvert ses baies vitrées. Comme Madeline voulait fumer, ils s’installèrent en terrasse pour boire leur café. Songeuse, Madeline roula sa cigarette en silence tandis que Gaspard, perdu dans ses pensées, se brûlait la gorge avec le verre d’armagnac offert par le patron.

Même s’ils n’osaient pas le formuler, force était de reconnaître qu’ils formaient à présent un improbable duo d’enquêteurs.

L’œuvre magnétique de Lorenz les avait contaminés. Elle exerçait sur eux son emprise. Tout ce qui, de près ou de loin, entourait le peintre — le sens de sa peinture, les zones d’ombre de sa vie — revêtait pour eux une aura de mystère et la promesse irrationnelle que, une fois percés à jour, les secrets de Lorenz deviendraient leurs secrets. Sans se l’avouer, Madeline et Gaspard s’accrochaient tous les deux à la croyance folle que ces secrets leur livreraient une vérité, car, en recherchant ces tableaux, c’était aussi une partie d’eux-mêmes qu’ils traquaient.

7

Ceux qu’il brûle…

L’art est comme un incendie, il naît de ce qu’il brûle.

Jean-Luc GODARD[14]
1.

L’ancien hôtel particulier dans lequel vivait Pénélope Lorenz avait l’intemporalité et l’élégance austère des beaux immeubles du quartier entourant l’église Saint-Thomas-d’Aquin : façade claire et sobre en pierre de taille, marbre poli des marches d’escalier, hauteur sous plafond gigantesque, parquet qui craque en point de Hongrie.

L’intérieur de l’appartement était pourtant à l’opposé de l’ascèse de la bâtisse. C’était même le règne du tape-à-l’œil. Comme si une sorte de sous-Philippe Starck en avait supervisé la décoration, l’œil vissé à la check-list du mauvais goût. Des fauteuils capitonnés rose bonbon, recouverts de coussins en fausse fourrure, côtoyaient une grande table en Plexiglas, un lustre baroque démesuré, un bric-à-brac de bibelots et de lampes fantaisistes.

L’homme qui ouvrit la porte à Gaspard, l’air méfiant, se présenta avec mauvaise grâce comme étant Philippe Careya. Gaspard se rappelait que Pauline lui en avait parlé comme du premier amoureux de Pénélope. Elle était donc toujours avec lui. Le promoteur niçois était un petit homme ventripotent à mille lieues de l’amant de Pénélope que le dramaturge avait imaginé : tonsure, collier de barbe, valises sous les yeux, chemise grande ouverte sur des poils grisonnants et sur une dent de requin accrochée à une chaîne en or. Il était difficile de comprendre ce qui, chez lui, avait bien pu séduire la jeune femme au sommet de sa beauté qu’elle était alors. Peut-être était-il différent à l’époque ? Peut-être encore avait-il d’autres atouts. Ou peut-être, plus sûrement, l’attirance entre deux personnes échapperait-elle toujours à toute rationalité.

Le Niçois l’avait installé dans un petit salon qui donnait sur une cour intérieure et s’en était retourné consulter des annonces immobilières sur son Mac-Book doré. Gaspard avait patienté ainsi une dizaine de minutes avant d’être rejoint par la maîtresse de maison. Lorsque l’ancienne mannequin entra dans la pièce, il eut du mal à cacher sa surprise.

Pénélope Lorenz était méconnaissable. Défigurée par la chirurgie esthétique, elle n’était plus qu’une caricature difforme de la femme qu’elle avait été. Son visage figé, lisse comme de la cire, semblait en train de fondre. Sa bouche déformée évoquait une baudruche sur le point d’exploser. Ses paupières cloquées et ses pommettes démesurément hautes avaient étréci ses yeux. Bouffie et ravagée, sa figure contrastait avec sa silhouette, presque squelettique, à l’exception d’une poitrine gonflée à l’hélium.

— Bonjour, monsieur Coutances, merci de votre visite, l’accueillit-elle, le souffle court, la voix nasillarde, en venant s’asseoir en face de lui.

Son regard était celui d’une bête traquée, consciente de son physique et de l’effet qu’il produisait dans le regard des autres.

Comment en arrivait-on là ? Comment expliquer une telle métamorphose ? Gaspard se souvenait des photos du top-modèle du temps où elle faisait la couverture des magazines. Altière, élancée, athlétique, radieuse. Pourquoi s’était-elle infligé cette overdose de lifting et d’injections de Botox ? Quel chirurgien avait joué au peintre du dimanche et saccagé les beaux traits de son visage ? Il chercha quelque chose en elle, un vestige de sa beauté perdue, et le trouva dans ses yeux. Il se concentra alors sur ses iris, couleur vert d’eau, striés d’alluvions mordorées. L’escarbille incandescente qui avait dû enflammer le cœur de Sean à l’été 1992.

Gaspard la salua mais, au moment d’ouvrir la bouche, renonça au plan qu’il avait mis au point avec Madeline. Il n’y avait rien à faire. Jamais il ne serait à l’aise avec le mensonge. D’abord pour des raisons éthiques, mais surtout parce qu’il se savait mauvais comédien, incapable de tenir sur la distance la dissimulation de la vérité. Il décida donc de ne pas tourner autour du pot.

— Je vais être franc, madame Lorenz, je ne suis pas ici pour la raison que vous croyez. Je suis bien Gaspard Coutances, et j’ai bien écrit une pièce qui sera jouée à Londres au printemps, mais ce contrat à propos de la location de votre tableau n’est qu’un stratagème d’une collègue pour vous rencontrer.

— Quelle collègue ?

— Celle que vous avez éconduite ce matin.

L’atmosphère se tendit. Gaspard sentit que Pénélope était sur le point d’appeler Careya à la rescousse. D’un geste rassurant de la main, il tenta de la dissuader de crier.

— Accordez-moi trois minutes pour vous expliquer la situation. Après, si vous décidez de ne pas répondre à mes questions, je partirai sans faire d’histoire, et plus jamais je ne vous importunerai.

Comme elle restait immobile, il continua, encouragé :

— Nous sommes à la recherche de trois toiles peintes par Sean Lorenz dans les semaines qui ont précédé son décès. C’est…

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14

Jean-Luc Godard, Histoires du cinéma, Gallimard, 1990