Выбрать главу

Pénélope l’arrêta :

— Lorsqu’il est mort, Sean n’avait plus touché un pinceau depuis des années.

— Nous avons pourtant de bonnes raisons de penser que ces toiles existent.

Elle haussa les épaules.

— Si c’est le cas, elles ont été peintes après notre divorce, ce qui signifie que je n’ai aucun droit dessus. Donc en quoi cela me concerne-t-il ? Comprenant que cette femme, emmurée dans son aigreur, ne lâcherait rien, Gaspard improvisa :

— Parce que je suis ici pour vous proposer un marché.

— Quel marché ?

— Si vous répondez à mes questions et si on retrouve les tableaux grâce à vous, il y en aura un pour vous.

— Allez vous faire foutre ! Si vous croyez que les tableaux de Sean ne m’ont pas déjà suffisamment déglinguée…

Sa peur s’était à présent transformée en colère. Elle se leva du canapé pour se diriger vers un petit réfrigérateur encastré dans la bibliothèque à la manière des minibars dans les hôtels. Elle s’empara de deux mignonnettes de vodka et vida la première directement au goulot. Gaspard songea à la phrase de Bukowski : « Find what you love and let it kill you. » Le poison de Pénélope s’appelait Grey Goose. Elle versa la deuxième flasque dans un tumbler en cristal qu’elle posa sur un guéridon en verre et fer forgé, à portée de main.

— Sean Lorenz n’existerait pas sans moi, vous savez ? C’est moi qui ai débloqué sa créativité et ouvert les vannes de son talent. Avant moi, c’était un tagueur minable de Harlem qui passait ses journées à glander et à fumer des joints. Et, pendant plus de dix ans, pendant toutes les années où il ne parvenait pas à vendre la moindre toile, c’est moi qui ai fait bouillir la marmite. C’est grâce à ma beauté, à mes photos, à mes publicités, à mes couvertures de magazine qu’il a pu devenir un peintre reconnu.

En écoutant son monologue, Gaspard songea au personnage de l’actrice déchue interprétée par Gloria Swanson dans Boulevard du Crépuscule. Même adoration de la femme qu’elle avait été, même justification pathétique.

— Pendant des années, j’ai été le feu qui alimentait sa création. Sa Kryptonite Girl. C’est comme ça qu’il m’appelait parce qu’il était persuadé qu’il ne pouvait pas peindre quelque chose de génial sans ma présence à ses côtés.

— Il n’avait pas tort, admit Gaspard. Les portraits qu’il a peints de vous sont magnifiques.

— Vous faites référence aux « 21 Pénélopes », c’est ça ? Je vais vous dire : au début, c’est vrai, j’étais flattée par ces toiles. Puis cela est devenu pesant.

— Pour quelle raison ?

— À cause du regard des autres : la source de la plupart de nos malheurs. Je voyais bien comment les gens me dévisageaient et, surtout, il me semblait entendre leurs pensées. Ils se disaient que j’étais belle, mais pas aussi fascinante que la femme dans le tableau. Vous savez quel est le secret des toiles de Sean Lorenz, monsieur Coutances ?

— Dites-moi.

2.

— C’était stimulant de travailler avec Sean Lorenz, car c’était un maître de la couleur.

Dieu sait pourquoi, lorsque Bernard Benedick lui avait parlé de Jean-Michel Fayol, Madeline s’était imaginé un vieux monsieur en blouse grise et aux cheveux blancs ayant depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite. Dans la réalité, l’homme qui l’avait accueillie dans son magasin du quai Voltaire était un Black plus jeune qu’elle, bâti comme une armoire à glace, avec une coiffure de rasta et des bagues en argent à chaque doigt qui composaient une drôle de ménagerie méphistophélique : serpent, araignée, crâne mexicain, tête de bouc. Il portait des sneakers usés, un jean slim et une doudoune sans manches ouverte sur un tee-shirt moulant. D’un abord franc et accueillant, Fayol lui avait offert un café et des biscuits qu’il avait posés sur son épais comptoir en chêne constellé de taches. Autour d’eux, avec ses pierres apparentes, ses voûtes et son plafond tassé, le magasin ressemblait à une échoppe du Moyen Âge. Impression renforcée par les étagères en bois poli qui couraient du sol au plafond, encombrées de fioles de couleurs.

Passionné par son sujet, Fayol semblait disposé à répondre aux questions de Madeline sans même savoir qui elle était vraiment.

— Je fréquente beaucoup d’artistes, reprit-il. La plupart sont des types égoïstes et mégalos qui pensent qu’ils sont la réincarnation de Picasso ou de Basquiat juste parce qu’ils barbouillent une toile, qu’ils trouvent des galeristes cupides pour les exposer et un public complaisant pour applaudir leurs excréments.

Il piocha un Petit Écolier dans une boîte en fer.

— Malgré son succès, Sean n’était pas comme ça. Il était même plutôt humble et, bien qu’il fût obsédé par sa peinture, ça ne l’empêchait pas de s’intéresser aux gens.

Il croqua dans son biscuit et le mastiqua longuement comme pour prendre le temps de se désaltérer à la source de ses souvenirs.

— Par exemple, lorsqu’il a su que je trimais pour payer la maison de retraite de ma mère, il m’a signé un chèque dont il ne m’a jamais demandé le remboursement.

— Donc, c’était davantage un ami qu’un client ordinaire, fit remarquer Madeline.

Fayol la regarda comme si elle venait d’affirmer que la terre était plate.

— Les vrais artistes n’ont pas d’amis, déclara-t-il. C’est aussi pour ça qu’ils sont devenus artistes. J’aidais Sean comme je le pouvais en essayant de lui trouver les couleurs qu’il cherchait. Je lui rendais également quelques services. Je m’occupais notamment de l’encadrement de ses toiles. Il était très pointilleux sur ce sujet : il ne voulait que des coffres américains fabriqués dans un bois de noyer clair très rare qu’on ne trouve qu’en Iran.

— Pourquoi disiez-vous que c’était un maître de la couleur ?

— Parce qu’il l’était ! Et en partant de loin. Alors qu’il avait passé sa jeunesse à taguer des palissades et des wagons avec des bombes, Sean a opéré une transformation radicale au début des années 2000. Il était désireux d’apprendre et il est devenu un vrai spécialiste de l’histoire des pigments. Et surtout un vrai puriste. C’était cocasse de voir un ancien graffeur qui refusait d’utiliser des couleurs synthétiques !

Madeline osa une question :

— Fondamentalement, quelle est la différence entre la peinture synthétique et les pigments naturels ?

Nouveau regard de biais de la part du rasta.

— La même différence qu’entre baiser et faire l’amour, entre le son d’un fichier mp3 et celui d’un vinyle, entre un vin californien et un bourgogne… You got it ?

— Vous voulez dire que les pigments naturels sont plus authentiques ?

— Ils donnent des couleurs plus profondes, plus intenses et, surtout, ils sont uniques, car ils véhiculent une histoire souvent millénaire.

D’un bond, Fayol se leva de sa chaise pour se diriger vers l’arrière de la boutique.

— Ces pigments sont parmi les plus rares et les plus précieux du monde, s’enflamma-t-il en désignant sur une des étagères de petits flacons de verre contenant de la poudre colorée.

De tailles et de formes irrégulières, les minuscules fioles transparentes formaient une impressionnante palette de couleurs allant de teintes claires et pastel à des nuances beaucoup plus sombres.

Au premier abord Madeline ne voyait pas la différence avec les autres bocaux qui les entouraient, mais elle se garda bien de faire part de sa perplexité. Jean-Michel Fayol attrapa un échantillon et l’agita sous son nez.