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— Voici par exemple le lapis-lazuli, aussi connu sous le nom d’outremer : le bleu mythique utilisé par Fra Angelico, Léonard de Vinci et Michel-Ange. Extrait d’une roche importée d’Afghanistan, le pigment était tellement rare qu’à la Renaissance son prix dépassait celui de l’or.

Madeline se souvenait d’avoir lu dans le roman La Jeune Fille à la perle que Vermeer s’en était servi pour peindre le turban du personnage de son célèbre tableau.

Fayol remit le flacon à sa place et dans la foulée se saisit d’un nouveau pigment : une poudre violette qui brillait d’un éclat intense.

— La pourpre de Tyr, la couleur de la toge des empereurs romains. Figurez-vous que pour en recueillir un seul gramme, il fallait extraire le suc d’une glande de dix mille coquillages, les murex. Je vous laisse imaginer le carnage…

Emporté dans son élan, il enchaîna :

— Ce jaune indien est obtenu par la distillation de l’urine de vaches exclusivement nourries de feuilles de manguier. Sa fabrication est bien sûr interdite aujourd’hui.

Le rasta ébroua ses dreadlocks et passa à un autre échantillon vermillon.

— Le sang du dragon, connu depuis l’Antiquité. La légende dit que sa couleur est née du mélange du sang d’un dragon et de celui d’un éléphant après une bataille homérique dans laquelle les deux créatures auraient perdu la vie.

Fayol était intarissable. Comme possédé par ses couleurs, il continua son cours magistral à l’intention de sa nouvelle élève :

— Peut-être ma couleur préférée ! annonça-t-il en s’emparant d’une nouvelle fiole qui contenait un pigment broyé à la teinte ocre tirant vers le cognac. En tout cas, c’est la plus romanesque.

Madeline se pencha pour déchiffrer l’étiquette :

— Mummy brown ?

— Oui, le brun égyptien. Un pigment que l’on obtenait en broyant des momies pour récolter la résine présente sur les bandelettes qui servaient à embaumer les corps. Il vaut mieux ne pas penser au nombre de sites archéologiques qui ont dû être saccagés pour produire ces satanés pigments ! D’ailleurs…

Madeline interrompit l’élan du rasta pour le ramener à ce pour quoi elle était là :

— Les dernières fois que vous avez rencontré Sean Lorenz, quel genre de couleurs recherchait-il ?

3.

— Chaque fois que Sean vous peint, il vous vole quelque chose qu’il ne vous rend jamais, affirma Pénélope en buvant une nouvelle gorgée de vodka.

Assis face à elle, Gaspard demeurait circonspect.

— Il vous arrache votre beauté pour la mettre dans ses tableaux, insista-t-elle. Vous vous souvenez de l’histoire du Portrait de Dorian Gray ?

— Le portrait qui vieillissait à la place de son modèle.

— Eh bien, avec Sean, c’était le contraire. Sa peinture était cannibale. Elle se nourrissait de votre vie et de votre éclat. Elle vous tuait pour pouvoir exister.

Pendant plusieurs instants, Pénélope continua à développer cette idée avec une certaine hargne. Gaspard ne l’écoutait plus. Il pensait à la célèbre citation de Serge Gainsbourg : « La laideur a ceci de supérieur à la beauté qu’elle ne disparaît pas avec le temps. » De nouveau cette question : par quel engrenage cette femme en était-elle arrivée là ? Madeline lui avait dit que Sean avait rencontré Pénélope à Manhattan en 1992 et qu’elle avait à l’époque seulement dix-huit ans. Il fit un rapide calcul mental. Son interlocutrice avait aujourd’hui quarante-deux ans. Le même âge que lui. Rue du Cherche-Midi, il y avait peu de clichés de Pénélope, mais Gaspard se souvenait précisément d’un, datant de la naissance de Julian. En contemplant la photo, il avait trouvé Pénélope resplendissante. Les ravages de la chirurgie esthétique étaient donc récents.

— Au bout de quelques années, Sean a quand même fini par comprendre que son génie n’était pas tributaire de ma petite personne. Alors, j’ai eu peur de le perdre, bien sûr. Ma propre carrière était en train de s’étioler. Pour fuir mon spleen, j’ai commencé à prendre plus d’alcool et de dope que de raison : joints, cocaïne, héroïne, cachets… Une façon d’obliger Sean à s’occuper de moi. Dix fois, il m’a conduite en désintox. Il faut vous dire que Sean avait un gros défaut. Une faiblesse, en fait : c’était un mec bien.

— Je ne vois pas en quoi c’est une faiblesse.

— Pourtant, c’en est une, mais c’est un autre débat. Bref, il n’a jamais eu le courage de m’abandonner. Parce qu’il pensait qu’il avait envers moi une dette éternelle. Sean était un peu taré. Ou plutôt, il avait sa propre logique.

Les yeux de Gaspard avaient quitté le visage de Pénélope pour s’attarder sur une cicatrice en forme d’étoile qui lui griffait le côté droit du cou. Puis il s’aperçut qu’elle avait une deuxième balafre, presque symétrique, sous l’oreille gauche. Et puis encore une troisième, à la naissance de la poitrine. En une seconde, il comprit : ces cicatrices n’étaient pas des marques laissées par des opérations médicales, mais des séquelles de l’agression au fil de fer barbelé dont Pénélope avait été victime lors de son enlèvement. Dès lors, une conviction s’ancra dans sa tête. C’était après la mort de son fils que Pénélope était entrée dans le cercle vicieux de la chirurgie. D’abord, probablement, pour réparer les lésions consécutives à l’agression, puis après sans doute comme une sorte de pénitence. Sean n’était pas le seul à avoir suivi un chemin de croix. Sa femme l’avait accompagné sur la voie de l’autodestruction. Elle avait voulu souffrir par là où elle avait péché : la beauté.

— La naissance de votre fils ne vous a pas rapprochés ?

— Cet enfant, ç’a été un miracle. La promesse d’un nouveau départ. Au début, j’ai voulu y croire, mais c’était une illusion.

— Pourquoi ?

— Justement, parce que plus rien d’autre n’existait aux yeux de Sean. Ni la peinture ni moi. Seul Julian comptait…

À l’évocation de son fils, Pénélope sembla sombrer dans une léthargie hypnotique. Gaspard essaya de la retenir :

— Si vous me permettez une dernière question…

— Allez-vous-en.

— Madame, juste une…

— Dégagez ! cria-t-elle comme si elle se réveillait en sursaut.

— Quand avez-vous parlé à votre mari pour la dernière fois ?

Elle soupira. Son regard se perdit de nouveau, à la recherche de ses souvenirs.

— La dernière fois, c’était… le jour de sa mort. Quelques minutes seulement avant sa mort. Sean était à New York. Il m’a appelée d’une cabine téléphonique de l’Upper East Side. Il tenait des propos incohérents. À cause du décalage horaire, il m’a réveillée en pleine nuit.

— Pourquoi vous appelait-il ?

— Je ne m’en souviens plus.

Le visage défait, elle pleurait.

Il insista :

— S’il vous plaît, faites un effort ! Que vous a-t-il dit ?

— LAISSEZ-MOI !

Son cri la fit retomber dans le brouillard. Immobile, prostrée sur son canapé blanc, elle s’était déconnectée de la réalité. Le regard torve. Comme terrassée.

Prenant conscience de la situation, Gaspard fut saisi par un abîme de honte. Que faisait-il ici, lui, à torturer cette femme dont l’histoire n’était pas la sienne ? Quel était le sens de sa quête ?

Il s’éclipsa en silence.