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Dans l’ascenseur, il se dit que Godard avait raison : « L’art est comme un incendie, il naît de ce qu’il brûle. » L’histoire funeste des Lorenz était jalonnée de cadavres, de fantômes, de morts vivants. De destins fauchés, brûlés, carbonisés par le feu de la passion et de la création.

L’art est un incendie qui naît de ceux qu’il brûle.

4.

Jean-Michel Fayol n’eut pas à chercher longtemps dans sa mémoire.

— Après une longue absence, Sean est revenu fréquemment au magasin dans les deux derniers mois de sa vie. C’était il y a un peu plus d’un an. En novembre et décembre 2015. Il était en chasse.

— Il chassait quoi ? demanda Madeline, un peu perdue.

— Les couleurs, bien sûr.

— Donc, d’après vous, il s’était remis à peindre ?

Fayol ricana.

— C’est une évidence ! Et je donnerais cher pour savoir ce qu’il avait en tête.

— Pour quelles raisons ?

— D’abord, parce qu’il était obsédé par le blanc.

— La couleur blanche ?

Le rasta acquiesça et se fit lyrique :

— Oui, la couleur des spectres et des fantômes. Celle de la lumière primale et de l’éblouissement. De la pureté de la neige, de l’innocence, de la virginité. La couleur totale qui, à elle seule, symbolise aussi bien la vie que la mort.

— Il cherchait quel type de blanc ?

— Justement, au début il tâtonnait et ses demandes étaient contradictoires : c’était tantôt mat, tantôt brillant. Tantôt lisse, tantôt rugueux. Tantôt proche de la craie, puis des reflets métalliques. Je m’y perdais.

— Il était défoncé ou il avait les idées claires ?

Le marchand de couleurs fronça les sourcils.

— Je dirais plutôt qu’il était exalté. Comme s’il avait été bouleversé par quelque chose.

Ils étaient revenus près du comptoir. Quelques gouttes de pluie tambourinèrent sur les vitres.

— Sean me parlait tout le temps des pigments minéraux blancs, mais ils ont le défaut de s’étioler et de devenir transparents dès qu’on les mélange à un liant. J’étais désolé de ne pas pouvoir l’aider. Finalement, je lui ai proposé de partir sur un Gofun Shirayuki.

— Un blanc japonais ? hasarda-t-elle.

— Oui, un pigment blanc nacré, couleur de perle, qui est fabriqué à partir de coquilles d’huîtres. Sean a essayé de travailler avec, mais il est revenu quelque temps plus tard, en me disant que ce n’était pas ce qu’il cherchait. Et que ce n’était pas avec cette couleur qu’il parviendrait à « représenter » ce qu’il avait en tête. Cette expression m’a surpris, d’ailleurs.

— Pourquoi ?

— Les artistes comme Sean ne cherchent pas à représenter, ils présentent. Ils ne dépeignent pas, ils peignent, pour reprendre une expression de Soulages. Pourtant, là, j’avais l’impression que Sean avait en tête quelque chose de précis, mais que cette chose-là n’existait tout simplement pas dans la réalité.

— Il ne vous a pas dit quoi ?

Fayol grimaça avec un geste d’ignorance. Madeline le relança :

— Et finalement, vous êtes parvenu à lui trouver une couleur ?

— Bien sûr, répondit-il tout sourires : je lui ai bricolé un pigment à base d’un extrait de gypse atypique que l’on ne trouve qu’à un seul endroit.

— Où ça ?

Fier comme Artaban, Fayol prit un air mystérieux.

— White Sands, ça vous dit quelque chose ?

Madeline réfléchit quelques secondes jusqu’à ce qu’une vision traverse son esprit : des dunes blanches, étincelantes, argentées qui s’étendaient à perte de vue. L’un des plus beaux parcs nationaux américains.

— Le désert du Nouveau-Mexique ?

Le rasta approuva de la tête.

— Là où est implantée une base militaire dans laquelle l’armée teste des armes et des technologies secrètes. C’est sur ces terrains que se trouve une carrière de gypse très rare. Un minerai altéré d’où on peut extraire un pigment assez résistant : une sorte de blanc-gris avec des reflets roses.

— Si la pierre est sur la base militaire, comment avez-vous pu y avoir accès ?

— Ça c’est mon petit secret.

— Vous en avez un échantillon ?

Fayol se retourna vers ses étagères pour saisir un flacon en verre soufflé. Madeline en observa le contenu d’abord avec excitation, puis avec une once de déception. Les pigments ressemblaient à de simples copeaux de craie.

— Concrètement, pour peindre, on va mélanger ça avec de l’huile ?

— De l’huile ou n’importe quel liant, oui.

Perplexe, Madeline récupéra son casque sur le comptoir et remercia Fayol de son aide.

Alors que le rasta s’avançait pour lui ouvrir la porte, il marqua une pause, semblant se souvenir de quelque chose.

— Sean m’avait aussi demandé de lui trouver des pigments phosphorescents de très bonne qualité. Ça m’avait étonné parce que c’est un peu gadget ces trucs.

— C’est quoi exactement ? Des pigments qui emmagasinent la lumière ?

— Oui, pour la restituer en brillant dans l’obscurité. Autrefois, les industriels utilisaient du radium pour produire ces peintures qu’on trouvait notamment sur les tableaux de bord des avions.

— Bonjour la radioactivité !

Fayol approuva.

— Plus tard, on a utilisé du sulfure de zinc, mais ça restait peu efficace et ça se détériorait rapidement.

— Et aujourd’hui ?

— Maintenant, on utilise des cristaux d’aluminate de strontium non radioactif et non toxique.

— C’est ça que cherchait Lorenz.

— Oui, mais là encore, Sean m’a retoqué tous mes pigments. Comme je ne comprenais pas ce qu’il voulait, je l’ai mis en relation avec une entreprise suisse qui fabrique une pâte lumineuse utilisée dans la haute horlogerie pour les montres de plongée. Les gars ont été réactifs, mais je ne sais pas si Sean a fait affaire avec eux.

Madeline nota à tout hasard le nom de la société suisse et remercia de nouveau le « coloriste ».

Lorsqu’elle sortit quai Voltaire, la nuit était presque tombée. La pluie ne faisait plus semblant et des nuages denses comme des fumées noirâtres fondaient sur la Seine en crue et le Louvre. Tourbillons de poussière soulevés par la charge de cavaliers hostiles.

Sur sa Vespa, elle repartit en direction du pont Royal pour rejoindre Saint-Germain et retrouver son amie. Le grondement du tonnerre la fit sursauter. Dans le ciel zébré d’éclairs, il lui sembla apercevoir la figure anguleuse de Sean Lorenz. Un visage contrarié, presque christique, qui ruisselait d’une lumière blanche.

Gaspard

Saint-Germain-des-Prés.

Ciel couleur de zinc. Immeubles noircis à la mine de graphite. Silhouettes minérales des platanes. Impression de marcher dans le vide. D’être avalé, laminé par le mouvement, la pollution et la clameur sourde du boulevard.

L’image de Pénélope Lorenz ne me quitte pas. Sa beauté saccagée, sa voix éraillée, le souvenir de sa fraîcheur perdue me renvoient à mon propre avachissement, ma propre lassitude, ma propre chute.

J’aurais besoin d’air pur, de ciel clair, d’un souffle de vent rédempteur, du soleil de mon île grecque ou de la pureté glacée des cimes enneigées du Montana. À défaut du bon air des montagnes, je me précipite dans le premier bistrot que je croise sur ma route, un café à l’angle de Saint-Germain et de la rue des Saints-Pères.