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L’endroit entretient l’image surannée d’une capitale qui plaît aux étrangers, mais qui n’existe plus depuis longtemps : banquettes de moleskine, tubes au néon, tables en Formica, cendriers Ricard en opalex, vieux Scopitone Cameca. Sous la verrière, des touristes et des étudiants des écoles toutes proches terminent leur jambon-beurre ou leur croque-monsieur. Je me fraie un passage jusqu’au zinc. Sans chercher à me donner la moindre contenance, je commande deux old fashioned que j’avale coup sur coup avant de ressortir aussitôt.

L’alcool que j’ai absorbé au déjeuner a déjà bien engourdi mon esprit et je sais que le whisky va prolonger cet état. J’en veux plus. Dans la brasserie suivante, très chic celle-là, je m’envoie deux autres scotchs. Et je reviens vers Saint-Germain.

Il pleut. Autour de moi, tout devient flou. Les couleurs ont disparu du paysage. Ne restent que des formes grises qui s’étiolent derrière les verres piqués de pluie de mes lunettes. Je me traîne jusqu’à la rue Bonaparte. Chaque pas me coûte comme si j’étais un éléphant de cirque, obligé de marcher en équilibre sur une corde raide. Entre mes oreilles, quelqu’un vient d’augmenter le volume, amplifiant le bruit douloureux de la ville.

Palpitations, tremblements, envie de pisser. Ma poitrine halète. Je vacille, je grelotte et j’étouffe. La pluie s’infiltre dans mon cou, se mêle à la transpiration. Mon torse me gratte, mes bras me démangent, j’ai envie de m’arracher la peau. Je ne cherche même pas à comprendre la cause de mon abattement. J’en connais les ressorts intimes. Je sais que mon corps abrite un repaire de démons qui n’hibernent jamais très longtemps. Je sais aussi que l’envie d’alcool me reprend avec une brutalité que j’ai rarement ressentie.

Rue de l’Abbaye, je repère un restaurant, donc un potentiel nouveau bistrot. Devanture en faïence, petits rideaux à carreaux rouges. Trempé comme un chien, je pénètre dans le troquet en chancelant. Le service est terminé, les garçons de café nettoient la salle et dressent déjà les tables pour le dîner. Tout dégoulinant, je demande si je peux « boire un coup », mais, après m’avoir examiné des pieds à la tête, ils refusent de me servir. Je les insulte et agite des billets dans leur direction comme si l’argent pouvait tout acheter. Ils me prennent pour ce que je suis et me mettent dehors.

Alors que l’averse redouble, je m’aperçois que mes pas m’ont conduit rue de Furstenberg. Encore un cliché du Paris éternel. Une petite place avec ses paulownias gigantesques et son lampadaire à cinq globes.

Je connais cet endroit bien sûr, mais je n’y ai plus mis les pieds depuis une éternité. Sous l’effet de l’alcool, le paysage se tord, se dilate tandis que mon corps semble gonfler et se dédoubler. Un son strident déchire mes oreilles. Je me plaque les mains sur les tempes. Le silence. Puis soudain, une voix :

— Papa ?

Je me retourne.

Qui m’appelle ?

— J’ai peur, papa.

Ce n’est pas moi qu’on réclame. C’est moi qui parle. Tout à coup, j’ai six ans. Je suis assis sur cette place avec mon père. Cette place, bien sûr que je la connais. Cette place, c’est un peu « chez nous ». Mon père porte la même tenue que sur la photo qui ne quitte jamais mon portefeuille : pantalon en toile claire, chemise blanche, veste de travail en coton et chaussures vernies. Dans la poche de mon blouson, j’ai ma petite voiture Majorette et mon stylo quatre couleurs. Sur mon dos, mon cartable Tann’s avec mon nom écrit à la main sur l’étiquette plastifiée.

À cette époque, je suis en classe de CP à l’école primaire de la rue Saint-Benoît. Les jours d’école, mon père vient me chercher un soir sur deux. Aujourd’hui, c’est mercredi après-midi. On sort du cinéma de la rue Christine où on vient de voir Le Roi et l’Oiseau. Je suis triste et ce n’est pas à cause du film. Au bout d’un moment, je n’arrive pas à contenir ma peine et je fonds en larmes. Mon père tire de sa poche un de ces mouchoirs en tissu qu’il porte toujours sur lui. Il m’essuie les yeux, me mouche, m’assure que ça va aller. Qu’il va trouver une solution. Il tient toujours ses promesses, mais je sens confusément que cette fois, la situation est plus compliquée.

L’averse me ramène à la réalité. Mes lunettes sont noyées. Je ne distingue plus rien et mes tympans menacent d’éclater. Je ne veux plus penser à ça. Pourquoi ai-je commis l’erreur de revenir ici ? Comment ai-je pu baisser la garde à ce point ? Étourderie ? Extrême lassitude ? Besoin inconscient d’une confrontation ? Mais avec qui ?

Avec toi, connard.

— J’ai peur, papa ! je répète.

— Ne t’en fais pas, mon grand. On ne sera jamais séparés longtemps, je te le promets.

Ce serment, déjà à l’époque, je n’y avais guère cru. Et l’avenir m’avait donné raison.

À présent, je pleure, comme une grosse baudruche embuée. Les mêmes larmes que dans mon enfance.

Je titube. Je voudrais m’asseoir, mais les bancs publics d’autrefois ont été enlevés. L’époque est comme ça : elle ne tolère plus les coups de fatigue et n’offre plus d’abri à ceux qui sont blessés. Je ferme les yeux avec l’impression que je ne vais plus jamais les ouvrir. Un instant, je pense que je vais perdre connaissance, mais je reste debout, immobile, ruisselant de pluie. Le temps s’abolit.

Combien de temps se passe-t-il avant que j’ouvre de nouveau les yeux ? Cinq minutes, dix minutes, une demi-heure ? Lorsque j’émerge, il ne pleut plus. Je suis glacé. J’essuie mes lunettes et, un instant, je pense même que la crise est passée et que l’eau du ciel m’a purifié. Presque décidé à oublier cet épisode, je me remets en route, rejoins la rue Jacob et continue rue de Seine.

Mais soudain, je me statufie. Dans la vitrine d’une galerie de sculpture, je viens d’apercevoir mon reflet. Il m’arrête net. Une évidence : je ne peux pas continuer ma vie ainsi. Ce n’est même pas que je ne vais nulle part. C’est surtout que le seul endroit où je désire aller, c’est « n’importe où hors du monde »[15].

Mon reflet balourd et fatigué dans la vitre. Insupportable. Je me sens basculer, emporté par le désir que tout s’arrête. Maintenant.

Je serre les poings et j’explose. Les coups partent dans la vitrine avec une rage folle. Coup droit, crochet, uppercut. Je me défoule. Les passants ont pris peur et se sont détournés. Coup droit, crochet, uppercut. Éclats de verre. J’ai les poings en sang. Le cœur fragile, le corps à la renverse. Je tape sans m’arrêter jusqu’à ce que je perde l’équilibre. Que je m’écroule sur le trottoir.

Et qu’un visage encadré de mèches blondes se penche vers le mien.

Madeline.

8

Le mensonge et la vérité

L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité.

Pablo PICASSO
1.

— Vous me devez une explication !

— Je ne vous dois rien du tout.

La nuit était tombée. Sur le parvis de l’hôpital Pompidou, Madeline et Gaspard attendaient le taxi qu’ils venaient de commander. Deux silhouettes sombres et fébriles qui se détachaient devant le paquebot de verre amarré sur la Seine. Gaspard avait la mine grave et la tête lourde. Une main recouverte de pansements, l’autre enserrée dans une attelle.

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15

Charles Baudelaire, Any Where Out of The World, poème 48 dans Le Spleen de Paris, 1869.