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— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à un bagagiste qui fumait sa clope, stoïque, près d’un cendrier sur pied.

— Z’êtes pas au courant ? C’est la grève, monsieur.

2.

Au même moment, gare du Nord, Madeline Greene descendait de l’Eurostar de 9 h 47 en provenance de Londres.

Ses premiers pas sur le sol français furent hésitants, la jeune femme avait du mal à trouver ses marques. Ses jambes étaient lourdes, flageolantes. À la fatigue s’ajoutaient des vertiges, une nausée lancinante et des remontées acides qui lui brûlaient l’œsophage. Le médecin avait eu beau la prévenir des effets secondaires de son traitement, elle n’avait pas imaginé passer Noël en si petite forme.

La valise qu’elle traînait derrière elle semblait peser une tonne. Déformé, amplifié, le bruit des roulettes sur le sol bétonné résonnait dans sa tête et venait érailler son crâne, intensifiant la migraine qui la tourmentait depuis son réveil.

Madeline s’arrêta soudain pour remonter entièrement la fermeture Éclair de son blouson de cuir doublé de peau de mouton. Elle était en nage, mais elle frissonnait. Le souffle court, elle crut un moment qu’elle allait défaillir, mais elle retrouva un peu de forces en arrivant en bout de quai, comme si l’effervescence qui régnait dans le terminal la stimulait et la reconnectait presque instantanément à la vie.

Malgré la réputation peu flatteuse de la gare du Nord, Madeline avait toujours été fascinée par cet endroit. Là où d’autres voyaient du désordre et de la peur, elle percevait un concentré d’énergie brute et contagieuse. Plutôt qu’une cour des miracles, une ruche en perpétuel mouvement. Des milliers de vies, de destins qui se croisaient, tissant une toile d’araignée gigantesque. Un flux tendu, enivrant, une déferlante qu’il fallait savoir dompter pour ne pas se noyer.

La gare lui apparaissait surtout comme une scène de théâtre investie par des milliers d’acteurs : touristes, banlieusards, hommes d’affaires, zonards, flics en patrouille, vendeurs à la sauvette, dealers, employés des cafés et des commerces alentour… En observant ce monde miniature chapeauté par la grande verrière, Madeline songea à l’une de ces boules à neige que lui rapportait sa grand-mère chaque fois qu’elle revenait de voyage. Une boule gigantesque, bourdonnante, dépourvue de ses paillettes en plastique et qui se fissurait sous le poids du nombre.

Elle débarqua sur le parvis pour être accueillie par une rafale. Côté météo, c’était encore plus pourri que Londres : une pluie drue, un ciel sale, un air humide et tiédasse. Comme le lui avait annoncé Takumi, plusieurs dizaines de taxis bloquaient l’accès à la gare. Ni les bus ni les voitures ne pouvaient charger de voyageurs, renvoyant les passagers à leur galère. Devant une caméra de télévision, les esprits s’échauffaient : grévistes et usagers rejouaient la sempiternelle séquence qu’affectionnaient les journaux et les chaînes d’infos.

Madeline s’empressa de contourner le groupe. Pourquoi n’ai-je pas pensé à prendre un parapluie ? se maudit-elle en traversant en direction du boulevard de Magenta. Marchant trop près du bord du trottoir, elle fut éclaboussée quand une voiture roula dans une flaque d’eau. Trempée et furieuse, elle descendit la rue Saint-Vincent-de-Paul jusqu’à l’entrée de la paroisse. Là, au volant d’une fourgonnette garée en double file, Takumi était à l’heure au rendez-vous. Son Estafette bariolée était ornée d’une inscription joyeuse qui contrastait avec la grisaille alentour : « Le Jardin Extraordinaire — Fleuriste — 3 bis, rue Delambre — 75014 Paris ». En l’apercevant, Madeline lui fit un grand signe avant de se précipiter à l’intérieur de l’habitacle.

— Hello, Madeline, bienvenue à Paris ! l’accueillit le fleuriste en lui tendant une serviette.

— Salut, mon vieux, ça me fait plaisir de te voir !

Elle se sécha les cheveux en détaillant le jeune Asiatique. Takumi portait les cheveux courts, une veste de velours côtelé et un foulard de soie. Une casquette à carreaux en flanelle coiffait le haut de sa tête ronde et laissait échapper deux petites oreilles décollées qui le faisaient ressembler à un souriceau. Son visage était barré d’une moustache clairsemée plus proche de celle d’un ado à peine pubère que de celle de Thomas Magnum. Il n’avait pas du tout vieilli depuis qu’elle avait quitté Paris en lui cédant la jolie boutique de fleurs où elle l’avait embauché quelques années auparavant.

— C’est chouette d’être venu me chercher, merci, dit Madeline en bouclant sa ceinture.

— De rien, tu aurais galéré aujourd’hui dans les transports.

Le jeune fleuriste enclencha une vitesse et s’engagea rue d’Abbeville.

— Comme tu le vois, rien n’a changé dans ce pays depuis que tu es partie, affirma-t-il en désignant le groupe de manifestants. Chaque jour, ça devient même un peu plus morose…

Les essuie-glaces de la vieille Renault peinaient à évacuer les rigoles de pluie qui se déversaient sur le pare-brise.

Malgré la nausée qui l’assaillait de nouveau, Madeline s’efforça de lancer la conversation :

— Alors, comment va la vie ? Tu ne prends pas de vacances pour Noël ?

— Pas avant la fin de la semaine prochaine. On partira fêter le Nouvel An dans la famille de Marjolaine. Ses parents possèdent une distillerie dans le Calvados.

— Si tu tiens toujours aussi mal l’alcool, ça promet !

Le visage du fleuriste vira au pourpre. Toujours susceptible, le Takumi, s’amusa Madeline en regardant par la fenêtre le paysage qui se liquéfiait. La camionnette arriva boulevard Haussmann et continua sur cinq cents mètres avant de tourner rue Tronchet. Malgré les trombes d’eau, malgré les effets du mauvais climat social, Madeline était contente d’être ici.

Elle avait aimé vivre à Manhattan, mais elle n’avait pas été capable d’y capter cette prétendue énergie tant vantée par certaines de ses amies. En fait, New York l’avait épuisée. Sa ville fétiche resterait toujours Paris, car c’était là où elle revenait pour panser ses blessures. Elle avait vécu ici pendant quatre ans. Pas forcément ses plus belles années, mais en tout cas les plus importantes : des années de résilience, de reconstruction, de renaissance.

Jusqu’en 2009, elle avait travaillé en Angleterre, à la brigade criminelle de Manchester. Là, une enquête épouvantable dont elle avait la responsabilité — l’affaire Alice Dixon[3] — l’avait brisée et forcée à quitter la police. Cet échec lui avait fait tout perdre : son métier, le respect de ses collègues, sa confiance en elle. À Paris, elle avait repris un petit commerce de fleurs et refait sa vie dans le quartier de Montparnasse, loin des enquêtes de meurtres ou de disparitions d’enfants. Cette vie plus calme avait de nouveau pris un tournant radical lorsqu’une rencontre l’avait orientée sur une piste inattendue et lui avait permis de reprendre l’enquête qui avait saccagé sa vie. Finalement, l’affaire Alice Dixon avait connu un épilogue heureux à New York. Les circonstances de ce succès lui avaient donné l’occasion d’entrer dans les services administratifs du WITSEC, le programme fédéral de protection des témoins. Elle avait laissé sa boutique de fleurs à Takumi et s’était envolée pour New York. Un an plus tard, le NYPD — la police new-yorkaise — lui avait proposé un contrat de consultante dans son service dédié aux affaires classées. Madeline avait pour mission de porter un regard neuf sur certaines vieilles enquêtes non résolues. Le genre de job qui aurait été excitant dans une série télé ou dans un polar de Harlan Coben, mais qui dans la réalité s’était révélé n’être qu’un travail de bureau d’un ennui abyssal. En quatre ans, Madeline n’avait pas mis une seule fois le pied sur le terrain. Elle n’avait pas non plus réussi à faire rouvrir la moindre enquête. Le service dont elle dépendait manquait de moyens et se heurtait à une bureaucratie qui aurait fait rougir l’administration française. Toute demande d’analyse ADN nécessitait de remplir des liasses de formulaires, la moindre autorisation pour interroger un vieux témoin ou avoir accès à certaines pièces de procédure requérait une paperasse démente et se heurtait la plupart du temps à une fin de non-recevoir de la part du FBI qui avait la haute main sur les enquêtes criminelles les plus intéressantes.

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3

Voir L’Appel de l’ange, Éditions XO, 2011 ; Pocket, 2012.