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— Je vous signale que c’est grâce à moi si le propriétaire de la boutique n’a pas porté plainte contre vous ! reprit Madeline, exaspérée.

— C’est plutôt grâce au chèque exorbitant que je lui ai signé, contesta-t-il.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui vous a pris de vous attaquer à cette vitre qui ne vous avait rien fait ?

La blague ne dérida pas Gaspard.

Le taxi, une Mercedes blanche, mit son clignotant et stoppa devant eux. Voyant que l’un des passagers était blessé, le chauffeur descendit pour leur ouvrir la portière.

La voiture démarra, longea le quai de Grenelle et traversa le 15arrondissement par la rue de la Convention. Alors qu’ils étaient arrêtés à un feu rouge, Gaspard se fit plus loquace. Le nez collé à la vitre, il livra une drôle de confidence :

— Je suis né à trois rues d’ici, vous savez. À la maternité Sainte-Félicité, en 1974.

Madeline avoua sa surprise :

— J’ai toujours cru que vous étiez américain.

— Ma mère était américaine, précisa-t-il alors que la Mercedes redémarrait. À l’époque, après son diplôme à Yale, elle avait décroché un job à Paris chez Coleman & Wexler, un grand cabinet d’avocats new-yorkais qui venait d’ouvrir des bureaux dans la capitale.

— Et votre père ?

— Il s’appelait Jacques Coutances et était originaire du Calvados. Titulaire d’un CAP de maçonnerie, il était « monté » à Paris pour travailler comme chef de chantier dans une entreprise de travaux publics.

— Un attelage hétéroclite…

— C’est un euphémisme. Mon père et ma mère n’avaient strictement rien en commun. Pour être franc, j’ai même du mal à imaginer comment j’ai pu être conçu. Ma mère a sans doute éprouvé un certain frisson à s’encanailler avec un homme du peuple. Bref, leur relation fut météorique : quelques jours pendant l’été 1973.

— C’est votre mère qui vous a élevé ?

— Dès ma naissance, elle a cherché à évincer mon père, allant même jusqu’à lui proposer de l’argent pour qu’il ne me reconnaisse pas, mais il ne s’est pas laissé faire. Plus tard, elle a imaginé tous les stratagèmes et les mensonges possibles pour réduire son droit de visite à la portion congrue. En gros, j’avais le droit de le voir deux heures par semaine, le samedi après-midi.

— C’est assez ignoble.

— Je crois qu’on peut dire ça, en effet. Heureusement, la plupart du temps, j’étais gardé par une nounou formidable. Une Algérienne prénommée Djamila qui avait été émue par la détresse de mon père.

Le taxi fit une légère embardée et invectiva les deux touristes en Vélib — visiblement paumés — qui roulaient au milieu de la chaussée.

— Comme ma mère était rarement à la maison, poursuivit Gaspard, Djamila laissait mon père me rencontrer en cachette le soir après l’école et le mercredi après-midi. C’étaient nos moments à nous. On allait jouer au foot au parc, voir des films au cinéma. Il me faisait même réviser mes leçons dans les cafés ou sur les bancs de la place Furstenberg.

— Mais comment votre mère a-t-elle pu ne pas s’en rendre compte ?

— Parce que mon père et Djamila étaient très prudents. Moi, j’étais petit, mais j’ai réussi à conserver le secret jusqu’à…

La voix de Coutances se fit moins assurée. Leur voiture ralentit et suivit les instructions d’un agent en tenue qui réglait la circulation devant le commissariat central du 15où plusieurs véhicules sérigraphiés patientaient en double file, moteurs allumés, gyrophares clignotants.

— C’était le dimanche qui a suivi l’anniversaire de mes six ans, reprit-il. Alors qu’elle s’y était toujours opposée, ma mère a soudain fait volte-face et cédé à une demande que j’avais formulée trois semaines auparavant : aller voir L’Empire contre-attaque au Grand Rex. Je l’ai déjà vu avec papa ! La phrase m’est sortie de la bouche comme un cri du cœur. Je me suis repris tout de suite, mais le mal était fait. En trois secondes j’avais signé l’arrêt de mort de mon père.

— Comment ça, l’arrêt de mort ?

— Ma mère a mené son enquête et harcelé Djamila qui a été obligée de lui lâcher le morceau. En apprenant la vérité, elle a piqué une colère effroyable, viré la nounou et attaqué mon père en justice pour enlèvement d’enfant. Une juge a imposé à mon père une ordonnance d’éloignement, lui interdisant tout contact avec moi. Comme il ne supportait pas cette injustice, il a pris l’initiative naïve de se rendre au domicile de la femme de loi pour essayer de plaider sa cause.

— Mauvaise idée, souffla Madeline.

— Mon père avait le tort de croire en la justice. La juge ne lui a fait aucun cadeau. Au lieu de l’écouter, elle a prévenu le commissariat, prétendant avoir reçu des menaces et ne pas se sentir en sécurité. Mon père a été arrêté et incarcéré. La même nuit, il s’est pendu dans sa cellule.

Madeline le regarda, atterrée. Refusant de s’apitoyer, Gaspard ne laissa pas le silence s’installer.

— On me l’a caché, bien sûr. Je n’ai appris cet épisode que des années plus tard. À l’époque, j’avais treize ans et j’étais en pension à Boston. Depuis ce jour-là, je n’ai plus adressé la parole à ma mère.

Il se sentait étonnamment calme à présent. Presque soulagé. Apaisé d’avoir livré des bribes de son histoire. Se confier à une inconnue avait des vertus : une parole plus libre, débarrassée des barrières et du jugement.

— Ce n’est pas la vitrine que vous avez voulu frapper tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Il esquissa un sourire triste.

— Non, bien sûr, c’était moi.

Alors qu’ils arrivaient au coin du boulevard du Montparnasse et de la rue du Cherche-Midi, il repéra une coupe d’Hygie dont le clignotement couleur menthe à l’eau électrisait la nuit. Il demanda au taxi de le déposer devant la pharmacie pour acheter les antalgiques qu’on lui avait prescrits à l’hôpital.

Madeline descendit avec lui. En faisant la queue dans l’officine, elle cherchait comment alléger l’atmosphère, et finit par lancer pour plaisanter :

— Ça tombe mal cette blessure. Du coup, vous ne pouvez plus cuisiner.

Il la regarda sans savoir à quoi s’en tenir. Elle poursuivit :

— C’est vraiment dommage, car j’ai une faim de loup, moi. J’aurais bien mangé un autre de vos risottos.

— Si vous voulez, je vous invite au restaurant. J’admets que je vous dois bien ça.

— D’accord.

— Où souhaitez-vous aller ?

— Et si on retournait au Grand Café ?

2.

De nouveau, ils passèrent un dîner aussi agréable qu’inattendu. Tout heureux de les revoir, le patron les laissa choisir leur table, au fond du restaurant face à la fresque en mosaïque de Sean Lorenz.

Gaspard avait recouvré des couleurs. Il relata sa visite traumatisante chez Pénélope Lorenz et la bouffée délirante qui l’avait emporté quand il l’avait quittée. Avec force anecdotes, Madeline raconta en détail sa rencontre passionnante avec Jean-Michel Fayol qui lui avait brossé la quête obsessionnelle de Lorenz pour trouver des couleurs adaptées aux exigences de sa vision. Sean voulait peindre « quelque chose qui n’existait pas dans la réalité » : cette parole du marchand de couleurs l’avait marquée. Elle aiguisait sa curiosité. Qu’avait cherché à représenter le peintre en composant ses dernières toiles ? Quelque chose qu’il avait vu ? Un songe ? Un produit de son imaginaire ?

Louis de Funès entra dans leur salle, version Grand Restaurant :