— Le mille-feuille au pigeon, annonça « Septime » en posant devant eux deux assiettes brûlantes.
Comme Gaspard avait les mains bandées, Madeline s’assit à côté de lui pour lui couper sa viande. Le dramaturge se laissa faire de bonne grâce et Madeline lui reconnut mentalement cette qualité de ne pas chercher tout le temps à jouer à l’homme. Comme il fallait s’y attendre, ils passèrent une bonne partie de leur repas à examiner la fresque de Lorenz. Madeline avait posé sur la table, à côté de son verre d’eau, la boîte d’allumettes du restaurant ornée de la citation d’Apollinaire, ultime legs de Lorenz à Bernard Benedick. Et ultime pied de nez : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. » Quel message le peintre avait-il cherché à adresser à son ami ? Sa signification se trouvait-elle dans la mosaïque ? Ils voulaient y croire, mais plus ils regardaient la fresque, moins elle leur parlait. Madeline pensait qu’elle ressemblait à certains paysages de jungle du Douanier Rousseau. Gaspard, lui, se souvenait très bien du livre de Roald Dahl, illustré par Quentin Blake, que Djamila lui lisait lorsqu’il était enfant. Madeline avait aussi des souvenirs assez nets de L’Énorme Crocodile. Cédant à la nostalgie, ils se mirent en tête de retrouver le nom des différents personnages. Jojo-la-Malice, le singe, Dodu-de-la-Plume, l’oiseau, et Double-Croupe, l’hippopotame, leur revinrent tout de suite.
— Et l’éléphant…
— … facile : Trompette, affirma Gaspard. Et le zèbre ?
— Le zèbre, je ne sais plus.
— Zébra ?
— Non, ça ne me dit rien. Je ne me rappelle même plus son rôle dans l’histoire.
Après quelques minutes de discussion, Madeline prit son portable pour chercher sur Internet ce zèbre qui leur échappait. Pendant qu’elle pianotait, Gaspard se leva soudain et lui lança, sûr de lui :
— Laissez tomber. Il n’y a pas de zèbre dans L’Énorme Crocodile.
Madeline se leva à son tour, électrisée. Dans ce cas, pourquoi Lorenz — qui connaissait parfaitement l’histoire puisqu’il la lisait tous les soirs à son fils — en avait-il représenté un ? Ce n’était pas encore un eurêka !, mais ils tenaient enfin une piste stimulante. Ils déplacèrent une table et deux chaises afin d’observer le zèbre de plus près.
C’était d’ailleurs l’animal le moins réussi de la scène. Le mammifère était figé, saisi de trois quarts, sans aucune grâce. Une agglomération de carrés blancs et noirs de deux centimètres de côté. Gaspard compta les carrés, imagina différentes possibilités de cryptage : du morse, des notes de musique, des codes à grille comme il en faisait chez les scouts…
— Oubliez ça, lui jeta Madeline, on n’est pas dans le Da Vinci Code.
Contrariée, elle sortit fumer une cigarette sur le trottoir. Il la rejoignit sous l’auvent qui abritait la devanture du restaurant. La pluie avait repris. Toujours plus drue. Impitoyable. Et le vent était désormais de la partie.
Gaspard protégea Madeline des rafales pour lui permettre d’allumer sa cigarette.
— Ça s’est bien passé votre rendez-vous avec votre amie ? J’espère que vous n’avez pas dû l’écourter à cause de moi.
— Figurez-vous que je venais à peine de la rejoindre lorsque je vous ai vu en train de vous acharner à coups de poing sur cette pauvre vitrine.
Un peu honteux, Gaspard baissa la tête.
— Vous auriez dû passer la soirée avec elle.
— Jul’ ne faisait qu’une courte escale à Paris. Elle devait reprendre un avion pour aller passer Noël à Marrakech avec son amoureux. Il y en a qui ont de la chance, n’est-ce pas ?
— Je suis désolé, vraiment.
Elle ne chercha pas à l’accabler.
— Ne vous en faites pas, ce n’est que partie remise. Jul’ est ma plus vieille et ma seule amie. Elle m’a déjà sauvé la vie deux fois.
Le regard fuyant, Madeline tira une longue bouffée sur sa cigarette. Elle hésita à poursuivre puis, finalement :
— La dernière fois, c’était il y a huit mois. D’une certaine façon, il m’est arrivé la même chose qu’à vous aujourd’hui.
Les yeux écarquillés, Gaspard la regarda sans comprendre ce qu’elle voulait dire.
— C’était un samedi matin, reprit-elle. Je me baladais dans une galerie commerciale à Londres lorsque j’ai aperçu un petit garçon souriant. Un petit ange, blond à croquer, avec des lunettes rondes colorées. Il me faisait des sourires que je trouvais familiers. L’impression étrange de le connaître, vous voyez ?
— Hum.
— Lorsqu’il s’est jeté dans les bras de son père, j’ai compris d’où me venait cette sensation. C’était le fils d’un homme que j’avais aimé quelques années plus tôt. Un homme qui m’avait quittée pour retourner avec sa femme et faire un autre enfant.
— Un tordu ?
— Non justement, un type bien, c’est cela qui est désespérant. Une relation sérieuse en laquelle j’avais beaucoup cru. Il s’appelait Jonathan Lempereur. Vous avez peut-être déjà entendu son nom. C’est l’un des chefs français les plus réputés au monde.
Gaspard émit un grognement dont il était difficile d’interpréter le sens.
— Je ne sais pas pourquoi il m’a quittée. Je ne sais pas ce qui cloche en moi. Je ne sais pas ce que je ne fais pas bien. Bref, ce matin-là, j’étais désemparée et je me suis effondrée. Le temps que je rentre chez moi, j’étais au fond du gouffre, mais au lieu de donner des coups de poing dans une vitre, je me suis tailladé les veines dans mon bain. Vous voyez, à côté de moi, vous êtes un petit joueur !
— Et c’est votre amie qui vous a retrouvée ?
Elle acquiesça en inhalant une dernière bouffée de tabac.
— J’avais rendez-vous avec elle ce jour-là. En ne me voyant pas arriver et en constatant que je ne répondais pas au téléphone, elle a été prise d’un mauvais pressentiment et a décidé de venir chez moi. Si la gardienne n’avait pas eu les clés, je crois que j’aurais passé l’arme à gauche. Il s’en est vraiment fallu de peu. J’ai été hospitalisée pendant une semaine, puis j’ai fait un séjour de deux mois dans l’un de ces sympathiques établissements qu’on appelle HP. Pour m’éclaircir les idées, reprendre ma vie et retrouver le sens des priorités. La suite, vous la connaissez…
Gaspard voulut poser une question, mais Madeline ne lui en laissa pas le temps :
— Allez, offrez-moi un dessert. J’ai repéré leur tarte fine aux pommes : ça a l’air d’être une « tuerie », comme ils disent ici.
Gaspard regagna l’intérieur bruyant mais chaleureux du Grand Café. Avant de le suivre, Madeline jeta son mégot et l’écrasa avec la pointe de sa bottine. Son téléphone vibra dans la poche de son blouson. Comme elle avait déjà ignoré plusieurs appels ces deux dernières heures, elle jeta un coup d’œil à l’écran. C’était un SMS de la clinique espagnole :
Bonsoir Madeline,
Le contrôle folliculaire est parfait ! C’est le moment de venir à la clinique ! Nous vous attendons demain à Madrid.
Très bonne soirée.
L’infirmière avait joint le scan d’une ordonnance pour l’achat d’un antibiotique et d’une hormone qui stimulerait la libération des ovules.
Il fallut un moment à Madeline pour prendre vraiment conscience de ce que cela signifiait.
Elle rejoignit Gaspard à l’intérieur et, après une hésitation, lui fit part de la nouvelle.