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2.

Madeline était à l’aise dans l’action. Affûtée, rapide, capable à l’instinct de prendre les bonnes décisions. Les dix années qu’elle avait passées sur le terrain lui avaient laissé des réflexes qui revenaient vite.

Au bout d’une sorte de coursive à ciel ouvert, une porte en PVC barrait l’accès aux salles de classe. Sans aucune hésitation, elle enroula son bras dans sa veste en jean et balança le coude pour faire exploser la vitre la plus proche. Il y avait probablement une alarme bon marché, mais sans doute ne protégeait-elle que les bâtiments du bas, là où se trouvaient les ordinateurs, et tout ce qui de près ou de loin pouvait intéresser d’éventuels cambrioleurs.

Surpris, presque paniqué, Gaspard sursauta et recula d’un pas.

— Vous croyez vraiment que…

— Fermez-la, Coutances, lui intima-t-elle en passant la main à travers les éclats de verre pour ouvrir la porte.

Elle braqua le faisceau de sa lampe en pénétrant dans la pièce. Malgré la réputation progressiste de l’école, c’était une salle de classe CM1-CM2 version « hussards noirs » avec des pupitres en bois brut, une carte de France plastifiée et une frise historique tendance « nos ancêtres les Gaulois ».

Au fond de la pièce, une autre porte donnait accès à un couloir qui desservait les salles d’autres sections : CE1-CE2, CP. La dernière salle, la plus grande, était celle qui accueillait les classes maternelles. Celle qu’avait vraisemblablement fréquentée le petit Julian.

Le faisceau de la torche balaya la nuit d’encre jusqu’à tomber sur l’interrupteur. Au mépris de toute prudence, Madeline actionna le bouton-poussoir pour donner de la lumière.

— Vous êtes complètement inconsciente ! s’inquiéta Gaspard en déboulant à son tour dans la pièce.

Le doigt tendu, Madeline lui désigna trois tableaux accrochés aux murs.

À première vue, il s’agissait de dessins d’enfants assez banals : des bonshommes en bâtons, des châteaux forts sans perspective, des princes et princesses disproportionnés évoluant dans des décors aux couleurs vives qui dégoulinaient de peinture. Mais Madeline reconnut les caisses américaines en bois de noyer dont lui avait parlé Fayol.

Ils échangèrent un regard, comprenant l’un et l’autre qu’ils avaient trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Madeline pensa tout de suite aux pentimenti que seuls les rayons infrarouges permettaient de percer à jour. Elle se souvenait d’avoir lu qu’un grand nombre de peintures de Van Gogh cachaient sous leur couche de pigments d’autres œuvres, peintes précédemment par le maître flamand. Gaspard songea lui à L’Origine du monde, le célèbre tableau de Courbet qui, pour ne pas choquer le bourgeois, avait été pendant des décennies masqué par un panneau de bois pivotant représentant un banal paysage enneigé.

Il trouva un cutter dans le tiroir métallique du bureau de la « maîtresse ». Le cœur battant, il fit une large entaille sur le bord extérieur d’une des toiles, découvrant un film plastique aussi épais qu’une toile cirée. Une sorte de bâche qui protégeait une autre peinture. Le vrai tableau.

Madeline fit de même avec la pointe d’une lame de ciseaux.

Il leur fallut bien dix minutes pour « déballer » les tableaux camouflés. Une fois ce travail achevé, ils reculèrent de plusieurs pas et, assis côte à côte sur le plan incliné d’un pupitre, contemplèrent l’objet de leur quête.

3.

Les trois dernières toiles peintes par Sean Lorenz étaient encore plus sublimes, fascinantes et déroutantes que tout ce que Madeline et Gaspard avaient pu imaginer.

Malgré l’unique ampoule jaunâtre de la salle, elles semblaient diffuser leur propre lumière.

Le premier tableau représentait un labyrinthe noir sur un fond anthracite. Il rappelait certains Soulages. Pourtant d’un noir profond, la toile paraissait s’effacer pour laisser jaillir la lumière. Par une alchimie mystérieuse, la surface noire réfléchissait l’éclairage pâlot de la pièce pour le transformer en reflets argentés, en éclats magnétiques et fascinants.

Sur le deuxième, le noir faisait place à des teintes apaisantes : un blanc de céruse aux reflets rose-gris qui devenait de plus en plus intense et lumineux à mesure qu’on se rapprochait du centre. Les jeux de lumière semblaient dessiner un passage, un tunnel, une coulée luisante et éclatante à travers une forêt d’ombres blanches.

Le troisième tableau était le plus beau, le plus extraordinaire, le plus inattendu. Une toile quasi nue qui donnait l’impression d’être liquide ou de baigner dans du mercure. Une toile déconcertante, presque un monochrome blanc qui laissait ouvertes toutes les interprétations. Gaspard y vit les rayons d’un grand soleil d’hiver se reflétant sur un paysage de neige qui s’étendait à perte de vue. Une nature purifiée, éternelle, débarrassée du cancer des hommes, dans laquelle le ciel et la terre n’avaient plus de frontières.

Madeline pensa à une grande spirale blanche, un champ lumineux qui vous donnait le vertige, vous happait, vous absorbait, pénétrait dans les profondeurs clandestines de votre être.

Ils restèrent plusieurs minutes immobiles, pétrifiés. Deux lapins pris dans la lumière des phares. Une lumière mouvante exerçant une fascination hypnotique et qui donnait l’impression qu’elle finirait par tout engloutir.

Le hurlement d’une sirène de police monta de la rue et interrompit leur transe.

Inquiet, Gaspard se précipita pour appuyer sur l’interrupteur. Il se figea et jeta un coup d’œil prudent à travers la fenêtre. En contrebas, la voiture de flics passa en trombe et disparut au coin du boulevard Raspail.

— Fausse alerte, dit-il en se retournant vers Madeline.

La jeune femme n’avait pas bougé. Elle faisait toujours face à la troisième toile qui s’était mise à briller dans la nuit. Ils savaient désormais à quoi Lorenz destinait les pigments phosphorescents dont avait parlé Fayol. Dans l’obscurité, la toile prenait une tout autre dimension. Le monochrome blanc était en fait un minutieux travail de calligraphie. Des centaines de lettres luminescentes se détachaient dans les ténèbres. Madeline se rapprocha du tableau. Lorsque Gaspard la rejoignit, il comprit que les lettres formaient un message qui se répétait à l’infini.

JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT…

L’APPEL DE LA LUMIÈRE

Jeudi 22 décembre

10 Derrière la lumière

Le noir n’est pas une couleur.

Georges CLEMENCEAU
1.

Je suis en route. Je vous rejoins dans 10 minutes.