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Diane Raphaël.

Madeline prit connaissance du SMS de la psychiatre de Lorenz en arrivant devant les deux flèches de la basilique Sainte-Clotilde. Il était 8 h 30 du matin. L’air était plus frais et sec que la veille. Orpheline de son scooter qu’elle n’avait toujours pas récupéré rue de Seine, elle était venue en trottinant depuis la rue du Cherche-Midi. Un jogging salutaire pour réveiller son organisme.

Elle s’était endormie à 3 heures et levée à 6. Les dernières heures avaient été éprouvantes. Physiquement d’abord, puisqu’il avait fallu rapatrier discrètement les toiles de l’école jusqu’à la maison. Intellectuellement et émotionnellement ensuite. Avec une question qui pour l’instant n’avait pas trouvé le moindre début de réponse : pourquoi, quelques jours avant sa mort, Sean Lorenz s’était-il persuadé que son fils était encore en vie ?

Mains sur les genoux, Madeline reprit son souffle en songeant à Gaspard. Depuis qu’ils avaient mis au jour le message du peintre, écrit en lettres luminescentes, le dramaturge ne tenait plus en place. Lui qui ne connaissait rien à Internet avait passé une partie de la nuit à écumer les sites Web des grands médias américains. Ce qu’il avait découvert l’avait décontenancé : plusieurs articles parus dans les jours qui avaient suivi le drame indiquaient en effet que le corps du petit Julian n’avait pas été retrouvé dans l’entrepôt où Pénélope avait été séquestrée.

En reconstituant la dérive meurtrière de Beatriz Muñoz, les enquêteurs avaient conclu que la Chilienne avait jeté le cadavre de l’enfant dans l’estuaire de Newtown Creek, au sud du Queens. Les flics avaient récupéré la peluche tachée de sang du gamin sur une des berges du cours d’eau. On y avait envoyé quelques plongeurs, mais l’endroit — l’un des plus pollués de New York — était difficile d’accès et, à ce niveau du fleuve, le courant était trop fort pour espérer retrouver un si petit corps.

Malgré ça, la version de Pénélope Lorenz — qui avait toujours affirmé que son fils avait été poignardé sous ses yeux — n’avait jamais été remise en cause. Et Madeline n’avait objectivement aucune raison de le faire. D’après les articles qu’elle avait consultés, tout laissait à penser que Muñoz avait agi sans aucune complicité. La mort du gamin ne faisait aucun doute. Son sang avait été retrouvé partout : dans la camionnette qui avait servi à son enlèvement, dans l’entrepôt du Queens, sur les rives de Newtown Creek.

Madeline décida d’attendre la psychiatre à la terrasse chauffée du café qui s’ouvrait sur les jardins de la basilique. Elle avait sollicité ce rendez-vous au bureau de Diane Raphaël une heure plus tôt en lui envoyant par SMS plusieurs photos des tableaux de Sean Lorenz. Elle s’installa sous un brasero et commanda un double expresso. Sur l’écran de son téléphone, un mail d’Air France lui rappelait qu’elle devait s’enregistrer pour son vol vers Madrid. Départ 11 h 30 de Charles-de-Gaulle, arrivée dans la capitale espagnole deux heures plus tard. Elle effectua les formalités en ligne, avala le café trop court qu’on venait de lui apporter et en commanda aussi sec un deuxième qu’elle dégusta en repensant à leur expédition de la nuit passée.

Contrairement à Gaspard, ce qui l’avait le plus troublée, ce n’était pas le message aux lettres phosphorescentes — qu’elle trouvait farfelu —, c’était… tout le reste. En particulier, le voyage quasi spirituel décrit par Sean Lorenz à travers son triptyque. Un voyage qu’elle connaissait d’autant mieux qu’elle l’avait elle-même fait quelques mois auparavant.

Lorsqu’elle s’était tailladé les poignets dans sa baignoire, Madeline avait dérivé avant de perdre connaissance. Lentement, elle s’était vidée d’une partie de son sang, étourdie par la vapeur brûlante. Elle avait sombré, parcouru à l’aveugle un paysage de brume. Et elle était certaine que c’est cette même dérive qu’avait cherché à représenter Sean Lorenz dans ses dernières peintures.

D’abord le NOIR. L’interrupteur qui se tourne et qui vous déconnecte du monde, vous renvoyant brièvement à vos tourments. Le labyrinthe de votre propre détresse. Le cachot qu’est devenue votre existence.

Puis la traversée d’un long tunnel obscur qui finit par déboucher sur une lumière chaude, douce, diffuse. Cette merveilleuse sensation de flotter dans une mousseline de nacre. De franchir un no man’s land cotonneux. De se laisser porter par le zéphyr d’une nuit d’été, guidée par des milliers de veilleuses d’une brillance de perle.

Ensuite, Madeline avait eu cette impression déconcertante de se détacher de son corps, jusqu’à pouvoir observer les secouristes, penchés sur elle, qui essayaient de la réanimer avant de la charger dans une ambulance. Elle était restée un moment avec eux et avec Jul’ sur le trajet de l’hôpital.

Puis elle avait retrouvé la lumière. Une spirale flamboyante qui l’avait avalée, la projetant dans un torrent impétueux et opalin où elle avait été saisie par le vertige panoramique du film de sa vie. Elle avait aperçu la silhouette et le visage de son père, de sa sœur Sarah, de son oncle Andrew. Elle aurait bien aimé s’arrêter pour leur parler, mais elle ne pouvait pas stopper le courant qui l’emportait.

Un courant chaud, enveloppant et tendre. Plus fort que tout. À ses oreilles, un chuchotement très doux qui ressemblait à des chants célestes et qui vous ôtait toute envie de revenir en arrière.

Pourtant, Madeline n’était pas allée au bout du tunnel. Elle avait presque touché du doigt la frontière. Celle qui ne se laisse franchir que dans un seul sens. Mais quelque chose l’avait rappelée. L’intuition que l’histoire de sa vie méritait peut-être un autre épilogue.

Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle était dans une chambre d’hôpital. Intubée, cernée par les perfusions et les bandages.

Madeline savait très bien qu’en soi son expérience n’avait rien d’extraordinaire. Il existait des dizaines de milliers de récits semblables au sien. Les « expériences de mort imminente » étaient décrites dans la culture populaire à travers une multitude de romans et de films. Bien sûr, elle était sortie transformée de ce voyage. Pas forcément plus encline à croire à une vie après la mort, mais avec l’envie de vivre pleinement le temps qui lui restait. De se délester de tout ce qui n’était pas important. De donner un sens autre à sa vie. Et donc d’avoir un enfant.

Le souvenir de l’EMI était encore parfaitement gravé dans sa mémoire. Comme si elle l’avait vécue la veille. Rien ne s’était estompé. Au contraire, les sensations s’étaient même affinées, les images s’étaient précisées. La sérénité du « voyage », l’appel entêtant de la lumière. Et c’est cette lumière que Lorenz avait réussi à peindre. Dans toutes ses nuances, dans toute son intensité. Cette putain de lumière qui, inexplicablement, rayonnait comme les soleils trompeurs d’un amour radieux.

— Vous êtes Madeline Greene ?

L’interpellation la tira de sa rêverie. Une femme souriante se tenait sous le brasero de la terrasse. La quarantaine, vêtue d’un perfecto en cuir beige et portant des lunettes de soleil couleur de miel.

— Je suis Diane Raphaël, déclara-t-elle en lui tendant la main.

2.

Cette fois, Coutances n’avait pas eu à insister longtemps pour être reçu par Pénélope. Il s’était présenté rue Saint-Guillaume, dès potron-minet, un lourd tableau sous le bras. Lorsqu’il s’était annoncé à l’interphone, l’ex-femme de Lorenz lui avait ouvert sans même savoir ce qu’il voulait.

Gaspard sortit de l’ascenseur en haletant. Philippe Careya n’était pas là pour assurer le comité d’accueil, il ne devait pas être levé. La porte était déverrouillée. Gaspard pénétra dans le hall d’entrée en faisant glisser sur le parquet le cadre en noyer qu’il avait entouré d’une couverture.