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Pénélope l’attendait, assise sur un canapé du salon dans la lumière froide du matin. L’éclairage naturel, bleuté, marmoréen, avait le double mérite de laisser dans la pénombre la décoration tapageuse et de n’offrir de la veuve Lorenz qu’une silhouette en clair-obscur, la mettant plus à son avantage qu’un éclairage trop cru.

— Chose promise, chose due, annonça-t-il en installant sur le canapé en cuir grainé le tableau, toujours protégé par son plaid en grosse laine.

— Du café ? lui proposa-t-elle en l’invitant à s’asseoir sur une ottomane.

Vêtue d’un jean gris délavé et d’un vieux tee-shirt Poivre Blanc, Pénélope semblait être restée coincée dans les années 1990. En la voyant pour la deuxième fois, Gaspard la trouva moins monstrueuse. Son visage plastifié paraissait moins figé que lors de leur dernière rencontre. Sa bouche en canard ne donnait plus l’impression qu’elle allait se déchirer chaque fois qu’elle prononçait une parole.

L’homme s’habitue à tout, pensa-t-il en empoignant une cafetière moka posée sur la table basse.

— Donc, vous avez trouvé ce que vous cherchiez, constata-t-elle en désignant le cadre.

Sa voix en revanche n’avait pas changé : sourde, éteinte, enrouée, comme si une portée de chats s’était nichée dans sa gorge.

— Nous avons mis la main sur les toiles et il y en a une que vous devez voir.

Elle soupira.

— Ce n’est pas un portrait de Julian au moins ?

— Pas exactement.

— Je ne l’aurais pas supporté.

Gaspard se leva et, sans effet de manches, souleva la couverture pour dévoiler à Pénélope le dernier tableau de son ex-mari.

Installée près des deux hautes fenêtres, la toile se révélait dans toute sa splendeur. Gaspard avait même l’impression de la redécouvrir. Une lumière enchanteresse et fascinante semblait en sortir et danser devant la peinture.

— C’est le privilège des artistes de continuer à vivre à travers leurs œuvres, constata Pénélope.

Lentement, Gaspard tira les quatre rideaux pour plonger la pièce dans l’obscurité.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta-t-elle.

Puis elle aperçut les lettres luminescentes et leur mystérieux message :

JULIAN EST VIVANT.

— Ça suffit ! Ouvrez ces rideaux ! ordonna-t-elle.

Une véritable fureur s’était emparée d’elle, empourprant et déformant son visage, soulignant ses sourcils trop hauts, son nez trop fin et ses joues de hamster.

— Pourquoi Sean était-il persuadé que votre fils était vivant ? demanda Gaspard, impitoyable.

— Je n’en sais strictement rien ! cria Pénélope qui avait bondi du canapé, dos tourné à la toile.

Il lui fallut plus d’une minute pour se calmer et lui faire face de nouveau.

— Quand vous m’avez interrogée hier, j’ai prétendu ne pas me souvenir de ce que m’avait dit Sean lorsqu’il a téléphoné de New York quelques minutes avant sa mort.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne voulais pas prononcer ces mots, mais…

— Oui ?

— C’est exactement cela qu’il m’a dit : « Notre fils est vivant, Pénélope ! »

— Comment avez-vous réagi ?

— Je l’ai insulté et j’ai raccroché. On ne joue pas avec la mort des enfants !

— Vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’il…

— Mais à savoir quoi ? J’ai vu mon fils se prendre des coups de couteau. Je l’ai vu être massacré par le diable en personne, vous comprenez ? Je l’ai vu. Je l’ai VU ! JE L’AI VU !

Et Gaspard lut dans ses yeux qu’elle lui disait la vérité.

Pénélope hoqueta, mais refusa de se donner en spectacle. Elle s’empressa de ravaler ses larmes et tint à préciser :

— Il n’y avait pas d’issue à ma relation avec Sean. Il me reprochait sans cesse d’être responsable de la mort de Julian.

— Parce que vous aviez menti sur votre destination le jour où il a été enlevé ?

Elle acquiesça.

— Peut-être que si les flics avaient débuté leurs recherches dans ce secteur, ils seraient arrivés à temps pour le sauver. Sean le pensait en tout cas, et j’ai longtemps porté cette culpabilité. Mais si on va au bout de la logique, c’est Sean qui a l’antériorité de la faute.

Gaspard comprit que Pénélope rejouait un match qu’elle avait déjà dû revivre des milliers de fois depuis deux ans.

— S’il n’avait pas incité Muñoz à l’accompagner dans ses braquages, elle n’aurait pas nourri ce ressentiment criminel !

— Il n’en convenait pas ?

— Non ! Parce qu’il prétendait qu’il avait fait cela pour moi. Pour trouver de l’argent et me rejoindre à Paris. Je vous l’ai dit : c’était sans issue. Tout était ma faute.

Gaspard fut à son tour saisi par une étrange tristesse. Il se leva et prit congé de Pénélope.

— J’ai senti tout de suite que vous étiez honnête, monsieur Coutances.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce que vous n’avancez pas masqué.

Un peu hors de propos, Pénélope ajouta :

— Dans la vie, il y a les bons gars et les autres. La ligne de démarcation est claire. Vous, vous êtes un bon gars. Comme Sean.

Gaspard profita de la brèche. Alors qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte, il fit volte-face et revint vers Pénélope.

— Je sais que c’est extrêmement pénible pour vous d’en parler, mais je voudrais savoir ce qui s’est vraiment passé le jour de l’enlèvement de Julian.

Elle eut un soupir de lassitude.

— Ça a été décrit dans des dizaines d’articles de journaux.

— Je sais, mais c’est de votre bouche que j’aimerais l’entendre.

3.

Le bureau de Diane Raphaël était une grande pièce traversante, tout en longueur, qui offrait des vues rares sur Paris. D’un côté la basilique Sainte-Clotilde, de l’autre l’église Saint-Sulpice, le dôme du Panthéon et la butte Montmartre.

— Ici, j’ai l’impression d’être dans le nid-de-pie d’un bateau pirate : le regard porte si loin qu’on voit arriver les orages, les tempêtes et les dépressions. C’est pratique pour une psychiatre.

La médecin sourit à sa propre métaphore comme si elle venait de l’inventer à l’instant même. Comme lors de sa visite à Fayol, Madeline se dit qu’elle avait eu tout faux. Elle s’était imaginé une sorte de vieille instit’ à lunettes et chignon gris. Dans la réalité, Diane Raphaël était une femme de petit gabarit au regard espiègle, aux cheveux courts et aux mèches virevoltantes. Avec son blouson de cuir fauve, son jean ajusté et sa paire de Gazelle proprettes, elle donnait l’impression de se rêver encore en étudiante bohème.

Elle avait laissé près de la porte d’entrée une valise à roulettes protégée par une coque vif-argent.

— Vous partez en vacances ? demanda Madeline.

— À New York, répondit la psy. J’y passe la moitié de mon temps.

Elle désigna plusieurs photos affichées sur les murs. Des clichés aériens qui représentaient un bâtiment de verre posé entre la forêt et l’océan.

— Il s’agit du Lorenz Children Center, un centre médical pour enfants que j’ai fondé grâce à Sean. Il se situe à Larchmont, au nord de New York, dans le comté de Westchester.