— C’est Lorenz qui a financé directement cet hôpital ?
— Directement et indirectement, précisa Diane. Les fonds proviennent d’une part du produit de la vente de deux grandes toiles que je lui avais achetées pour une bouchée de pain en 1993 et que j’ai revendues lorsque sa cote a commencé à flamber. Ensuite, Sean a eu vent de mon projet et il m’a donné trois autres toiles en me permettant de les mettre aux enchères. Il était très fier que sa peinture serve à quelque chose de concret : soigner des enfants dans le besoin.
Madeline consigna l’information quelque part dans sa tête pendant que la psy prenait place derrière son bureau. Diane changea de sujet :
— Donc, vous avez retrouvé les trois dernières toiles de Sean. Félicitations. Et merci pour vos photos. Les tableaux ont l’air magnifiques. La quintessence de Lorenz ! affirma-t-elle en invitant Madeline à s’asseoir en face d’elle sur une chaise Wassily.
L’ensemble de la pièce était meublé dans le style Bauhaus : sièges en tubes d’acier courbés, fauteuil Cube, chauffeuse Barcelona, lit de jour capitonné, table basse chromée en bois stratifié.
— Vous savez ce que ces toiles représentent ? demanda Madeline en se calant dans le fauteuil.
— La peinture de Sean ne représente pas, elle…
— … elle présente, je sais, on m’a déjà servi la formule. Mais à part ça ?
La psychiatre fut piquée au vif. Vexée, puis amusée, elle capitula :
— À travers ses tableaux, Sean a voulu rendre compte de ses deux EMI : ses deux expériences de mort imminente.
— Donc, vous étiez au courant ?
— Pour les tableaux, non, mais je ne suis pas étonnée. Sean était mon patient depuis vingt ans ! Comme je l’ai déjà précisé à M. Coutances, en 2015, Sean a subi deux très graves accidents cardiaques à quelques mois d’intervalle. Deux infarctus qui l’ont plongé dans le coma avant qu’il puisse être réanimé. Le deuxième arrêt cardiaque s’est doublé d’un choc septique…
— Une septicémie ?
— Oui, une très grave infection bactérienne qui a failli l’emporter. Il a même été déclaré cliniquement mort avant de s’en sortir miraculeusement.
— C’est après ces deux accidents qu’il a commencé à peindre ce qu’il avait vécu ?
— Je le pense. Il était très exalté par cette expérience. Ce passage des ténèbres à la lumière l’avait marqué. Il l’interprétait comme un éblouissement, une renaissance. D’où sa volonté de retrouver cette sensation à travers ses peintures.
— Ça vous a surprise ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai travaillé quinze ans à l’hôpital. Des patients réanimés qui affirment avoir traversé un tunnel de lumière après un coma, c’est banal, vous savez. Les EMI sont un phénomène qui existe depuis l’Antiquité.
— Sean avait gardé des séquelles physiques de ses opérations ?
— Forcément : des problèmes de mémoire, une extrême fatigue, des difficultés à coordonner ses gestes…
Diane s’arrêta au milieu de sa phrase. Ses yeux pétillaient de malice et d’intelligence.
— Vous ne m’avez pas tout dit, n’est-ce pas ?
Madeline resta de marbre, attendant que la psy continue.
— Si vous avez tant insisté pour me voir, c’est que vous avez trouvé autre chose… Peut-être un autre tableau ?
Madeline sortit son téléphone et montra à Diane la photo du dernier tableau dans l’obscurité avec le message en lettres lumineuses qui affirmait : JULIAN EST VIVANT.
— C’était donc ça…
— Ça ne semble pas vous étonner.
Diane posa les coudes sur le plan de travail de son bureau et croisa les mains comme si elle s’apprêtait à prier.
— Vous savez pourquoi Sean était bouleversé par ses deux voyages aux frontières de la mort ? D’abord parce que, dans le fameux tunnel de lumière, il avait aperçu toutes les personnes décédées qui avaient compté dans sa vie : sa mère, ses copains de Harlem qui dans les années 1990 étaient morts d’overdose ou avaient été pris dans la violence des guerres de gang. Il a même vu Beatriz Muñoz.
— C’est un grand classique des EMI, fit remarquer Madeline. Vous revoyez votre existence et tous les morts qui ont eu de l’importance pour vous.
— On dirait que vous en parlez en connaissance de cause.
— Restons-en à Lorenz, si vous le voulez bien. Je ne suis pas votre patiente.
La psy n’insista pas.
— Il y a quelqu’un que Sean n’a pas vu dans le tunnel…, déclara-t-elle.
Madeline comprit enfin et son sang se glaça.
— Son fils.
Diane hocha la tête.
— Tout est parti de là, en effet. Sean a commencé à développer une théorie délirante comme quoi, s’il n’avait pas croisé Julian, c’est que ce dernier était encore en vie.
— Et vous n’y croyez pas ?
— Je crois aux explications rationnelles du phénomène. La moindre oxygénation du cerveau qui perturbe le cortex visuel, l’effet des médicaments qui altèrent la conscience. Dans le cas de Sean, c’était flagrant : pour circonscrire sa septicémie, on lui a injecté des doses massives de dopamine, une substance qui favorise les hallucinations.
— Vous n’avez pas essayé de le raisonner ?
Elle eut un geste d’impuissance.
— Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Sean avait besoin de croire que son fils était toujours en vie. Vous ne pouvez rien contre quelqu’un qui n’est pas disposé à vous écouter.
— Et quelle conclusion en a-t-il tirée ?
— Je pense qu’il aurait voulu reprendre l’enquête sur l’enlèvement de Julian, mais que la mort l’en a empêché.
— Pour vous, il n’y a aucune chance que le gamin soit vivant ?
— Non, Julian est mort, malheureusement. Je ne porte pas Pénélope dans mon cœur, mais il n’y a aucune raison pour qu’elle n’ait pas raconté la vérité. Tout le reste, ce sont les délires d’un homme qui était mon ami, mais qui était cabossé par la douleur et abruti par les médicaments.
« L’embarquement du vol AF118 à destination de Madrid va commencer, porte 14. Les familles avec des enfants en bas âge ainsi que les passagers des rangs 20 à 34 sont invités à se présenter en priorité. »
Madeline vérifia son numéro de siège sur le billet qu’elle venait d’imprimer à une borne Air France. Noël était dans deux jours. Il y avait des retards en pagaille et le terminal E de Charles-de-Gaulle était bondé.
— Merci de m’avoir accompagnée, Gaspard. Je sais que vous n’aimez pas les aéroports…
Il ignora la petite pique.
— Donc, vous partez comme ça ?
Elle le regarda sans comprendre où il voulait en venir.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ?
— Vous considérez que vous avez terminé votre boulot juste parce que vous avez retrouvé les tableaux ?
— Oui.
— Et la suite de l’enquête ?
— Quelle enquête ?
— L’enquête sur la mort de Julian.
Elle secoua la tête.
— On n’est pas flics, Coutances, ni vous ni moi. Et l’enquête est bouclée depuis longtemps.
Elle essaya de rejoindre la zone d’embarquement, mais il s’interposa.
— Ne me parlez pas comme si j’étais débile.
— Oh ça va !