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— Toutes les zones d’ombre sont loin d’être levées.

— Vous pensez à quoi ?

— Juste un détail, ironisa-t-il. On n’a jamais retrouvé le corps de l’enfant.

— C’est normal, il a coulé dans l’East River. Honnêtement, est-ce que vous avez le moindre doute sur sa mort ?

Comme il ne répondait pas, elle insista :

— Est-ce que vous croyez que Pénélope Lorenz vous a menti ?

— Non, reconnut-il.

— Dans ce cas, arrêtez de vous triturer le cerveau. Ce gamin est mort il y a deux ans. C’est un drame, mais il ne nous concerne pas. Retournez à vos pièces de théâtre, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Sans lui répondre, il l’accompagna jusqu’au contrôle de sécurité. Madeline retira sa ceinture qu’elle déposa dans un bac, y ajouta son blouson et son téléphone.

— Allez, au revoir, Gaspard. Vous avez la maison pour vous tout seul. Je ne suis plus là pour vous embêter. Vous allez pouvoir écrire tranquillement !

Il pensa à ce concept grec, le kairos : l’instant crucial. Et à l’art de savoir saisir ce moment. La capacité à ne pas laisser passer sa chance lorsqu’elle se présente, et qu’elle peut faire basculer la vie dans un sens ou dans l’autre. Le type de virage qu’il n’avait jamais su bien négocier dans sa vie. Et, là encore, Gaspard chercha quelque chose à dire pour dissuader Madeline de partir, puis il renonça. De quel droit ? Pour quoi faire ? Elle avait sa vie, un projet qui lui tenait à cœur pour lequel elle s’était battue. Il s’en voulut même d’avoir eu cette idée et lui souhaita bonne chance.

— Bon courage, Madeline. Vous me donnerez des nouvelles ?

— Comment le pourrais-je, Gaspard ? Vous n’avez pas le téléphone.

Il pensa que, pendant des siècles, les gens avaient correspondu sans avoir de téléphone, mais il se retint d’en faire la remarque.

— Laissez-moi votre numéro, c’est moi qui vous appellerai.

À sa tête, il comprit qu’elle n’y tenait pas particulièrement, mais elle finit par céder et il lui tendit le poignet de sa main bandée pour qu’elle y note son numéro, à l’arrache, comme s’il avait quatorze ans.

Puis elle passa le portique de sécurité, lui adressa un dernier salut de la main et s’en alla sans se retourner. Il la suivit tant qu’il put du regard. C’était étrange de la quitter comme ça. Étrange de se dire que tout était fini et qu’il ne la reverrait plus. Ils n’avaient passé que deux jours ensemble, mais il avait l’impression de la connaître depuis beaucoup plus longtemps.

Lorsqu’elle eut disparu, il resta plusieurs minutes, immobile, comme sonné. Qu’allait-il faire à présent ? Il était tentant de profiter de sa présence à l’aéroport pour aller dans un comptoir Air France et acheter un billet pour Athènes. Pendant quelques secondes, il joua avec l’idée de se tirer de l’enfer parisien, de cette civilisation qu’il abhorrait et qui ne voulait pas de lui. S’il prenait un avion aujourd’hui, il retrouverait dès ce soir son île grecque. Une vie solitaire à l’écart de tout ce qui blessait : les femmes, les hommes, la technologie, la pollution, les sentiments, l’espérance. Il hésita longuement, mais finit par renoncer à ce projet. Il ne savait pas quoi précisément, mais quelque chose le retenait à Paris.

Il sortit du terminal, puis prit sa place dans la file des taxis. L’attente fut moins longue qu’il ne l’avait craint. Il demanda au chauffeur de le ramener dans le 6arrondissement. Puis il s’entendit formuler une phrase qu’il n’aurait jamais pensé prononcer :

— Vous pourrez me laisser devant une boutique Orange ? J’ai besoin d’acheter un téléphone portable.

Pendant tout le trajet, il se mura dans ses pensées et, le cœur lourd, fit défiler dans son esprit l’histoire terrible que lui avait racontée Pénélope Lorenz.

Un récit jonché de cadavres, de larmes et de sang.

Pénélope

1.

— Julian ! Dépêche-toi, s’il te plaît !

Manhattan. Upper West Side. 12 décembre 2014. Dix heures du matin.

Je m’appelle Pénélope Kurkowski, épouse Lorenz. Si vous êtes une femme, vous m’avez sans doute déjà aperçue, il y a quelques années, sur la couverture de Vogue, de Elle ou de Harper’s Bazaar. Et vous m’avez détestée. Parce que j’étais plus grande, plus mince, plus jeune que vous. Parce que j’avais plus de classe, plus d’argent, plus d’allure. Si vous êtes un homme, vous m’avez peut-être croisée dans la rue et vous vous êtes retourné sur mon passage. Et, quels que soient votre éducation ou le respect qu’en théorie vous affirmez porter aux femmes, dans le secret de votre cerveau de sale type, vous avez pensé quelque chose allant de « Elle est trop bonne » à « Putain, je me la taperais bien celle-là ».

— Julian, allez !

Le taxi nous a laissés à l’angle de Central Park West et de la 71e. Il n’y a même pas deux cents mètres à faire pour rejoindre l’hôtel où m’attend Philippe, mais mon boulet de fils fait du surplace.

Je me retourne. Emmitouflé dans son caban, Julian s’est assis sur les marches en pierre d’une des belles brownstones en grès rouge qui bordent la rue. Avec son air lunaire, il s’émerveille de la buée qui, dès qu’il ouvre la bouche, se condense dans l’air glacial. Il a son sourire béat qui laisse voir ses dents de la chance et porte comme toujours son vieux chien en peluche qui pue et menace de tomber en lambeaux.

— Ça suffit, maintenant !

Je reviens sur mes pas et le tire par la main pour le forcer à se lever. Il fond en larmes dès que je le touche. Toujours le même cinéma, les mêmes jérémiades.

— Tu arrêtes !

Ce gosse m’exaspère ! Tout le monde s’extasie devant lui et personne ne semble s’apercevoir de ce qu’est mon quotidien avec lui. Tantôt lent et rêveur, tantôt agressif et pleurnichard. Égoïste comme ce n’est pas permis. Jamais reconnaissant de ce qu’on fait pour lui.

Alors que je suis à deux doigts de menacer de m’en prendre à son chien, une camionnette blanche mord le trottoir et s’arrête juste derrière nous. Son conducteur jaillit du véhicule et tout s’enchaîne à une telle vitesse que je n’ai ni le temps ni la présence d’esprit d’opposer la moindre résistance. Une ombre fond sur moi, m’assène un coup de poing au visage, un autre dans l’abdomen, un troisième dans les côtes avant de me précipiter à l’arrière du fourgon. J’ai le souffle coupé. Pliée en deux, je souffre tellement que je ne peux même pas crier. Lorsque je relève la tête, je reçois en plein visage tout le poids du corps de mon fils que l’on vient de jeter dans le fourgon. L’arrière de son crâne fait exploser l’arête de mon nez. Une fontaine de sang jaillit sur ma figure. Mes yeux me brûlent et mes paupières se ferment.

2.

Lorsque je reprends connaissance, je suis dans une semi-obscurité, enfermée dans une prison aux barreaux rouillés. Une véritable cage pour animaux, exiguë, sale, immonde. Julian est à demi couché sur moi. En pleurs et en sang. Je le serre dans mes bras et comprends que le sang sur son visage est le mien. Je le réchauffe, lui assure que tout ira bien, que papa va venir nous délivrer. Je l’embrasse, je l’embrasse, je l’embrasse. En une seconde, je regrette tout le fiel que j’ai souvent déversé sur lui. Et je pressens que ce qui nous arrive est peut-être la conséquence de mes égarements.

Je plisse les yeux et scrute les ténèbres qui nous entourent. Deux lampes de chantier accrochées à des poutrelles métalliques répandant un éclairage faiblard laissent deviner que nous sommes dans une sorte de hangar où est entreposé du matériel relatif à un zoo, un cirque ou une ménagerie. J’aperçois d’autres cages, des rouleaux de toile grillagée, un empilement de chaises en ferraille, de faux rochers, des palettes en bois putréfiées, des arbustes en plastique.