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— J’ai fait pipi, maman, pleure Julian.

— C’est pas grave, mon cœur.

Je m’agenouille à côté de lui, sur le sol en béton, dur et glacé. L’air empeste le moisi, l’odeur âcre et rance de la peur. Je ramasse le chien en peluche qui traîne par terre et l’utilise comme une marionnette.

— Regarde doudou, il veut des bisous !

Pendant quelques minutes, je m’efforce de jouer avec lui en essayant de créer une bulle de tendresse qui le protégerait de cette folie. Un coup d’œil à ma montre. Il n’est même pas 11 h 30. Nous n’avons pas roulé longtemps, donc nous ne sommes pas très loin de Manhattan. Peut-être dans le New Jersey, le Bronx, le Queens… Je suis persuadée que la personne qui nous a enlevés n’a pas frappé au hasard. Elle a pris des risques énormes en nous agressant en plein cœur de la ville. Donc, c’est nous qu’elle cherchait. Nous qu’elle voulait atteindre : les Lorenz. Mais pour quelle raison ? Une rançon ?

Je m’accroche à cette idée parce qu’elle me rassure. Sean donnera n’importe quoi pour nous sortir de là. Enfin, moi peut-être pas, mais son fils, c’est certain. Qu’importe la somme demandée, il se la procurera. Sean a sa propre planche à billets : trois coups de pinceau sur une toile et il trouvera un troupeau de moutons prêts à sortir leurs millions. Spéculateurs, traders, multimillionnaires, hedge funders, oligarques russes, nouveaux riches chinois : ils veulent tous avoir un Lorenz dans leur collection. Un Lorenz ! Un Lorenz ! Un Lorenz, c’est mieux que de l’or. Mieux que mille lignes de coke. Mieux qu’un jet privé ou une villa aux Bahamas.

— Petite pute.

Surprise, je pousse un cri qui fait pleurer Julian.

Une femme s’est approchée de la cage sans que je m’en rende compte.

Obèse, bossue, boitillante. Je la devine prématurément vieillie : de longs cheveux, raides et grisâtres, un nez exagérément busqué, des yeux injectés de fureur. Fourmillant de rides, son visage effrayant est couvert de tatouages : des chevrons, des croix, des triangles, des cercles, des éclairs, comme les peintures faciales des Amérindiens.

— Qui… êtes-vous ?

— Ta gueule, petite pute ! T’as pas droit à la parole !

— Pourquoi faites-vous ça ?

— TA GUEULE ! hurle-t-elle en m’attrapant à la gorge.

Avec une force de taureau, elle me tire en avant et me fracasse la tête plusieurs fois contre les barreaux en ferraille. Mon fils hurle. Mon nez recommence à saigner. J’encaisse les coups sans broncher, mais je comprends qu’elle ne mesure pas sa puissance physique.

Enfin elle me relâche. Le visage ensanglanté, je m’écroule sur le sol. Alors que Julian vient se jeter à mon cou, je m’aperçois que l’Indienne est en train de fouiller dans une vieille boîte à outils à moitié rouillée.

— Viens ici ! hurle-t-elle.

J’essuie le sang qui dégouline dans mes yeux et je fais signe à Julian de s’éloigner dans le fond de la cage.

Ne pas la contrarier.

Elle continue son inventaire, sortant tour à tour un coupe-boulon, un rabot, un serre-joint, une pince coupante.

— Prends ça, crie-t-elle en me tendant une tenaille russe.

Comme je reste sans bouger, elle s’exaspère et tire du fourreau qu’elle porte à sa ceinture un couteau de chasse cranté de trente centimètres.

Elle m’agrippe le bras et, d’un coup sec, tranche le bracelet de ma montre. Puis elle agite le cadran sous mon nez et désigne l’aiguille des secondes.

— Écoute-moi bien, petite pute. Tu as exactement une minute pour me rapporter l’un des doigts de ton fils. Si tu refuses, j’entre dans la cage, je l’égorge et ensuite c’est toi que je tue.

Je suis terrorisée. Mon cerveau s’interdit même de conceptualiser ce qu’elle me demande.

— Enfin, vous ne…

— Fais-le ! hurle-t-elle en me jetant la tenaille au visage.

Je vais perdre connaissance.

— IL TE RESTE QUARANTE SECONDES ! TU ME CROIS PAS ? REGARDE BIEN !

Elle entre dans la cage et attrape Julian qui hoquette de terreur. Elle le ramène à l’avant, son couteau cranté plaqué sur la gorge de mon fils.

— VINGT SECONDES.

Mon ventre se tord. Je gémis :

— Je ne pourrai jamais faire ça.

— DÉMERDE-TOI !

Je comprends qu’elle va mettre ses menaces à exécution et que je n’ai pas le choix.

Je ramasse la tenaille et j’avance vers elle et vers Julian qui se met à hurler.

— Non, maman ! Non, maman ! Pas ça ! PAS ÇA !

En marchant vers mon fils, une arme à la main, je comprends deux choses.

L’enfer, c’est ici.

L’enfer dure longtemps.

3.

Et l’enfer est pire que votre pire cauchemar.

Après m’avoir fait commettre l’innommable, le monstre a emporté mon fils. Pour contrer ma rage folle, l’Indienne m’a donné des coups jusqu’à me terrasser. Dans le ventre, la gorge, la poitrine. Lorsque j’ai repris connaissance, elle m’avait installée sur une chaise métallique et était en train de m’entourer le buste avec du fil de fer barbelé, me ligotant très serré.

Des heures ont passé, sans que je sache dire combien. Je tends l’oreille, mais je n’entends plus Julian. La moindre respiration me fait souffrir.

Les pointes acérées du barbelé déchirent ma peau.

Je m’évanouis, je me réveille, j’ai perdu la notion du temps. Je ruisselle de sang. Je macère dans ma merde, ma pisse, mes larmes, ma peur.

— Regarde, petite pute !

Je sors de ma léthargie en sursautant.

L’Indienne apparaît dans la lumière. Elle porte Julian d’un seul bras. Dans son autre main, elle tient son couteau de chasse. Je n’ai même pas le temps de crier. La lame se lève, brille d’un éclat fiévreux avant de s’abattre sur mon fils. Une fois, deux fois, dix fois. Le sang gicle. Je hoquette. Je hurle. Les dents de fer me perforent les chairs, tout le corps. Je suffoque. Je m’étouffe. Je veux mourir.

— PETITE PUTE !

11

Cursum Perficio

Le moi n’est pas maître dans sa propre maison.

Sigmund FREUD[17]
1.

De retour rue du Cherche-Midi, Gaspard tomba nez à nez avec Sean Lorenz.

Le grand portrait du peintre — le cliché en noir et blanc pris par la photographe anglaise Jane Bown — imposait sa présence sévère, figeait le salon dans un silence minéral et donnait l’impression de ne pas vous lâcher des yeux.

Gaspard choisit d’abord de l’ignorer et fila dans la cuisine brancher la cafetière qu’il avait achetée en sortant de la boutique de téléphonie. Pour se donner un coup de fouet, il se prépara un ristretto à l’italienne qu’il avala d’un trait, puis un lungo qui prolongerait le plaisir.

Sa tasse à la main, il revint dans le salon et se heurta de nouveau au regard du peintre. La première fois qu’il avait vu ce tirage, il avait eu l’impression que le visage de Sean lui disait Va te faire foutre. À présent, il avait davantage le sentiment que ses yeux, brillants et pénétrants, tenaient un autre langage et lui demandaient : Aide-moi.

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17

Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée, « Une difficulté de la psychanalyse », traduit par Marie Bonaparte et E. Marty, Collection Idées, Gallimard, 1971.