Il résista quelques instants à l’appel avant de craquer :
— Comment veux-tu que je t’aide ? Ton fils est mort, tu le sais bien.
Il avait conscience qu’il était stupide de parler à une photo, mais le besoin de se justifier le taraudait. Le besoin aussi de rassembler ses idées et de faire le point.
— OK : on n’a pas retrouvé son corps, reprit-il, mais ça ne veut pas dire qu’il soit vivant. Ton histoire d’EMI, ça ne tient pas la route, reconnais-le.
Le visage sévère continuait à le fixer en silence. De nouveau, Gaspard lui inventa une réponse : Si c’était ton fils qui était mort, tu crois que…
— Je n’ai pas de fils, objecta-t-il.
Aide-moi.
— Tu m’emmerdes.
En écho, une phrase des entretiens de Lorenz avec Jacques Chancel lui revint en mémoire. À la fin de la conférence, le journaliste avait interrogé le peintre sur le but ultime de tout artiste. Devenir immortel, avait répondu Sean sans hésiter. Ce qui pouvait passer pour une saillie de mégalomane avait pris un tout autre sens lorsque Lorenz avait explicité son propos : « Être immortel vous donne l’opportunité de veiller le plus longtemps possible sur les êtres qui vous sont chers. »
À force de défier le portrait, Gaspard fut pris d’une sorte de vertige et eut une hallucination : le visage du peintre se superposa brièvement aux traits de son propre père et réitéra sa requête : Aide-moi. Le dramaturge cligna des yeux pour dissiper son malaise. Son trouble de la vision s’estompa puis disparut.
Libéré de l’emprise des deux hommes, il regagna sa tanière du rez-de-chaussée, se déshabilla, défit ses pansements et passa sous la douche. Il faisait rarement ses ablutions en plein milieu de l’après-midi, mais l’effervescence et l’agitation liées aux événements de la nuit précédente l’avaient privé de sommeil. Si un pic de fatigue l’avait surpris dès son retour à la maison, l’eau froide dissipa un peu son sentiment d’épuisement. Tandis qu’il séchait avec soin son attelle, l’image que lui renvoya la glace piquetée de taches noires l’indisposa : trop de barbe, trop de cheveux, trop de poils, trop de gras.
Dans les tiroirs de la salle de bains, Gaspard trouva un blaireau, un rasoir de barbier et de la mousse à l’ancienne. Malgré ses mains bandées, il commença par éliminer aux ciseaux le gros de sa barbe fournie, se rasa de près et coupa ses mèches de cheveux. Cette toilette lui donna l’impression de mieux respirer. Elle lui ôta aussi toute envie de renfiler sa chemise de bûcheron et son pantalon en velours de garde forestier.
Vêtu d’un caleçon et d’un maillot de corps, il pénétra dans le dressing attenant à la plus grande chambre de la maison. Comme Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, Sean Lorenz était un adepte de la capsule wardrobe — la garde-robe invariable. En l’occurrence, une douzaine de vestes Smalto allant du noir au gris clair et des chemises blanches en popeline de coton à col anglais et boutons nacrés. Malgré son embonpoint, la morphologie de Gaspard n’était pas très éloignée de celle du peintre. Il enfila une chemise et un costume, s’y sentit tout de suite étonnamment à l’aise, comme s’il venait de se délester de plusieurs kilos.
Dans l’un des tiroirs, à côté des ceintures en cuir enroulées sur elles-mêmes, il repéra plusieurs flacons d’eau de toilette. Cinq emballages en carton un peu jauni de Pour un Homme de Caron dont certains étaient encore sous cellophane. Il se rappela une anecdote que lui avait racontée Pauline pour illustrer le caractère obsessionnel de Lorenz. Ce parfum était le premier cadeau que Pénélope avait offert à son futur mari au début de leur relation. Sean n’avait jamais cessé de le porter, mais, persuadé que l’eau de toilette avait entre-temps changé de formule, il traquait sur eBay le millésime 1992 et rachetait systématiquement tous les flacons qu’il voyait passer.
Gaspard ouvrit l’une des boîtes et s’aspergea de parfum. La fragrance aux effluves de lavande et de vanille avait un côté franc et intemporel qui ne lui déplut pas. Au moment de quitter le dressing, il aperçut son reflet dans le miroir en pied et eut l’impression de contempler un autre homme. Une version de Lorenz plus ronde et moins fiévreuse. Pour parfaire cet effet, il rangea ses lunettes dans le tiroir aux parfums. Tout naturellement, il ne put s’empêcher de penser à l’un de ses films préférés — Vertigo — et à la quête folle du personnage de Scottie, interprété par James Stewart. Un homme qui tente de transformer sa nouvelle fiancée pour la faire ressembler à son grand amour perdu. Chercher à prendre la place des morts peut se révéler très dangereux, nous mettait en garde Hitchcock à travers le dénouement. Mais à cet instant-là, Gaspard n’en avait cure. Il lissa les plis de sa veste et sortit de la pièce en haussant les épaules.
Dès le premier jour, quelque chose avait surpris Gaspard : pourquoi Bernard Benedick, héritier et exécuteur testamentaire de Sean, avait-il choisi de louer la maison en y laissant autant d’effets personnels du peintre ? La question refaisait surface aujourd’hui alors qu’il déambulait dans l’ancienne chambre de Lorenz et de Pénélope. Cela donnait une impression ambivalente. Celle agréable d’être dans un lieu familier ; celle plus perturbante de se retrouver malgré soi dans la peau d’un voyeur. Gaspard choisit de ne pas s’encombrer de scrupules et assuma — pour la bonne cause, se justifia-t-il — son statut de profanateur d’intimité. Il effectua une fouille exhaustive de la pièce, ouvrant tous les placards, les tiroirs, sondant les murs, vérifiant même les lattes du parquet malgré une certaine maladresse due à ses blessures aux mains. Sa moisson fut maigre. Sous le bureau en bois de palissandre, il trouva tout de même un caisson de rangement monté sur roulettes qui débordait de papiers et d’enveloppes.
Il en examina attentivement le contenu, découvrant des articles tirés des sites Web d’informations de journaux mainstream qui, de près ou de loin, se rapportaient à la mort de Julian. Les mêmes papiers du New York Times, du Daily News, du Post ou du Village Voice que Gaspard avait déjà lus la veille sur l’ordinateur de Madeline. Rien de très neuf en soi, sauf la confirmation qu’avant de mourir Lorenz s’était bien replongé dans l’enquête sur la mort de son fils. Plus surprenant, le meuble contenait aussi du courrier que le peintre avait continué à recevoir après sa mort. Les traditionnelles factures EDF et Orange, les montagnes de pubs, les courriers du Trésor public qui vous poursuivaient ad vitam aeternam…
La porte adjacente à la suite parentale était celle de la chambre de Julian. Sur le seuil, Gaspard hésita un moment avant de s’infliger cette épreuve.
Aide-moi.
Il essaya de mettre ses émotions entre parenthèses et s’avança dans la pièce. Installée en rez-de-jardin, c’était une jolie chambre carrée et claire, au parquet poncé et aux meubles peints dans des couleurs pastel. Dans un calme de cathédrale, les rayons du soleil se déversaient à travers les fenêtres, enluminant un lit d’enfant recouvert d’une couverture beige, poudroyant la surface cirée d’une bibliothèque qui servait d’écrin à des livres illustrés et des petites voitures de collection. Un vrai tableau de Norman Rockwell.