Sans rien espérer trouver dans cette pièce, Gaspard demeura debout un long moment, immobile, comme sur les lieux d’un pèlerinage secret. L’endroit n’avait rien de morbide. Au contraire, la chambre semblait attendre le retour du gamin. Bientôt, le bambin rentrerait de l’école, ouvrirait les placards pour sortir ses Lego, son ardoise magique, ses figurines de dinosaures… Cette impression perdura dans son esprit jusqu’à ce qu’il aperçoive, posé sur l’oreiller, un chien en peluche éclaboussé de sang.
Gaspard se figea. Était-ce le jouet que trimballait Julian lorsqu’on l’avait enlevé ? Si c’était le cas, comment la peluche — une pièce à conviction — s’était-elle retrouvée ici ?
Il prit l’animal entre ses mains douloureuses. Le chien avait une bouille à la fois rigolote et débonnaire qui cadrait mal avec la traînée d’hémoglobine séchée qui lacérait son museau. Gaspard approcha le doudou de son visage et se rendit soudain compte qu’il ne s’agissait pas de sang, mais sans doute de chocolat. Il comprit alors sa méprise : la ruse classique des parents qui se débrouillaient pour avoir un doudou de rechange. Sur le museau du chien, aucune trace de l’odeur âcre de la peur. Ne s’y trouvait que celle, douce et chaude, de l’enfance, et c’était sans doute pourquoi Lorenz l’avait gardé comme une relique : des effluves de biscuits sortant du four qui évoquaient des images tranquilles de livre de lecture, un épi de blé mûr, la bogue brune et épineuse des châtaignes, des feuilles de platane voletant dans un vent chaud. Des instantanés qui apportèrent à Gaspard une certitude absolue : un chemin s’ouvrait devant lui et il irait jusqu’au bout de ce parcours, quelles qu’en puissent être les conséquences.
« Neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer. » Le vieux dicton castillan était le plus souvent injuste : il ne devait réellement pleuvoir que dix jours dans l’année à Madrid. Manque de chance, ce 22 décembre 2016 était l’un d’entre eux et, en débarquant dans la capitale espagnole, Madeline avait trouvé une météo encore moins clémente qu’à Paris.
Après un vol pénible — à Charles-de-Gaulle, alors que son avion était sur le point de décoller, il avait perdu son créneau à cause d’un passager souffrant qu’il avait fallu débarquer —, Madeline avait atterri à Madrid-Barajas avec près de deux heures de retard pour enchaîner sur les réjouissances inhérentes à ce type de voyage. Le genre de complications qui mettaient Gaspard hors de lui : aéroport bondé, vacanciers excédés, attente interminable, impression avilissante d’être réduit à l’état de bétail humain. Après avoir enduré le bus exigu à la descente d’avion, elle avait embrayé avec le taxi déglingué qui puait la clope et la sueur. Une guimbarde aux vitres embuées par l’air vicié dans laquelle elle avait subi pendant près d’une heure à la fois les embouteillages de la dernière semaine de shopping avant Noël et la litanie sans fin des tubes de variété ibérique que crachait le poste de radio branché sur le Chérie FM local. Le Top 50 version Movida : Mecano, Los Elegantes, Alaska y Dinarama…
Coutances m’a contaminée ! se désola-t-elle en arrivant Calle Fuencarral, dans l’épicentre de Chueca, le bastion de la communauté gay madrilène. Elle sentit le danger. Surtout, ne pas céder à cette vision du monde pessimiste. Si elle commençait à appréhender la vie à travers le prisme noir de Gaspard Coutances, elle n’avait plus qu’à se flinguer.
Elle se força donc à adopter une attitude positive. Le chauffeur de taxi était exécrable, mais elle lui laissa tout de même un pourboire. À l’hôtel, personne ne l’aida à porter son bagage, mais elle se dit qu’elle n’en avait pas besoin. Sa chambre, réservée dans l’urgence, était oppressante, avec vue sur un chantier et une grue qui rouillait sur place, mais elle lui trouva néanmoins un certain charme. En outre, après l’intervention elle serait au repos et aurait tout le temps de chercher une location plus pittoresque.
Faire face. Ne pas faillir. Oublier le chaos qu’avait été sa vie jusqu’à présent, oublier la folie de Sean Lorenz, le drame de son fils, la fuite en avant de Coutances. Se concentrer sur l’édification de l’avenir qu’elle s’était choisi.
À 16 heures, Gaspard déjeuna debout dans la cuisine d’une boîte de sardines et de tranches de pain de mie. Un goûter sur le pouce arrosé au Perrier citron.
Plus tard, comme il en avait pris maintenant l’habitude, il posa sur la platine l’un des vieux vinyles de jazz de la collection de Sean Lorenz. Puis il transféra dans le salon le caisson de rangement contenant le courrier du peintre et entreprit de décortiquer ces drôles d’archives.
Assis en tailleur sur le parquet, il travaillait déjà depuis une bonne heure lorsqu’il trouva un numéro encore sous blister de la revue Art in America. Gaspard déchira le plastique. La publication datait de janvier 2015. Comme en témoignait la carte de visite agrafée sur la couverture, c’était le directeur de la rédaction lui-même qui l’avait envoyée à Sean avec un petit mot de remerciements et de condoléances.
À l’intérieur, une dizaine de pages sur la soirée d’inauguration de l’exposition Sean Lorenz. A life in painting, qui s’était tenue au MoMA, le 3 décembre 2014, quelques jours avant l’enlèvement de Julian. En feuilletant le magazine, Gaspard comprit que cette soirée était davantage un événement mondain qu’une célébration de l’art. Sponsorisée par une marque de luxe, la petite sauterie avait drainé une foule d’invités prestigieux. Sur les photos de la revue, Gaspard reconnut Michael Bloomberg, l’ancien maire de la ville, ainsi qu’Andrew Cuomo, le gouverneur de New York. Sur d’autres clichés, on apercevait les marchands d’art Charles Saatchi et Larry Gagosian. En tenue très décolletée, Pénélope Lorenz, encore à l’acmé de sa beauté, était en grande discussion avec Sarah Jessica Parker et Julian Schnabel. Les légendes des clichés mentionnaient également une ribambelle de mannequins et de jeunes socialites dont Gaspard n’avait jamais entendu parler.
Sur les photos, Sean Lorenz donnait l’impression d’être absent et vaguement mal à l’aise. Gaspard le devinait gêné par la vanité et le faste de la soirée. L’ascétisme et la pureté de ses dernières peintures étaient à l’opposé de ce genre de réception où l’on ne venait que pour être vu. Son visage était figé par un masque d’angoisse, comme s’il avait conscience que le firmament de sa carrière était aussi forcément l’antichambre de sa chute. Comme s’il distinguait déjà, derrière le Capitole, l’ombre de la roche Tarpéienne. Comme si la mort de Julian était déjà inscrite dans la douce décadence de cette soirée-là.
Pour être tout à fait honnête, Sean avait tout de même le sourire sur une photo. Un cliché avec un flic portant la tenue réglementaire du NYPD : uniforme bleu foncé et casquette à huit pointes. Un encadré précisait que l’officier, un certain Adriano Sotomayor, était un ami d’enfance de Sean Lorenz et que les deux hommes ne s’étaient plus vus depuis vingt-deux ans. En regardant attentivement le cliché, Gaspard reconnut le Latino un peu fiérot qui roulait des mécaniques sur les photos de jeunesse qu’il avait aperçues dans la monographie. Il se leva pour vérifier l’information dans le livre-somme rangé dans la bibliothèque. Il n’y avait aucun doute possible : Sotomayor était bien le troisième membre des Artificiers. Celui qui signait ses tags du pseudonyme NightShift. Avec les années, son visage s’était épaissi, l’arrogance d’antan avait laissé la place à plus de bonhomie, mais les traits avaient gardé un côté « taillés au couteau » qui le faisait ressembler à l’acteur Benicio del Toro.