Gaspard enregistra l’information dans un coin de sa tête et referma le magazine. Lorsqu’il se leva pour se préparer un nouveau café, le besoin d’alcool qui l’avait épargné depuis plus de vingt-quatre heures l’empoigna de manière fulgurante. D’expérience, il savait qu’il devait agir avec célérité s’il voulait avoir une chance d’endiguer ses démons. C’est ce qu’il s’employa à faire en vidant dans l’évier les trois bouteilles de grand cru et le fond de whisky qui restaient dans la maison. Pendant un moment de flottement, il endura plusieurs spasmes brefs. Une suée trempa son front puis il sentit que la vague d’angoisse refluait et qu’il avait réussi à éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage. En guise de récompense, il piqua une cigarette déjà roulée dans le paquet de tabac blond que Madeline avait oublié sur le comptoir de la cuisine. Un poison contre un autre, le fameux « coefficient d’adversité des choses »[18] de Sartre, si prégnant qu’il faut à l’homme « des années de patience pour obtenir le plus infime résultat ». On a les victoires qu’on peut.
Cigarette au bec, Gaspard mit la face B du 33 tours sur la platine — un vieux Joe Mooney de derrière les fagots —, puis se replongea dans le travail, relisant certains articles sur son nouveau smartphone avant de s’attaquer au reste du courrier non ouvert.
Parmi les factures, il s’attarda sur les relevés détaillés de la ligne téléphonique. Lorenz téléphonait peu, mais ces documents faisaient office de véritables fadettes qui permettaient de préciser les contours de l’emploi du temps du peintre dans les jours qui avaient précédé sa mort. Certains numéros étaient français, d’autres américains. Gaspard procéda de façon basique, appelant tous les correspondants dans l’ordre chronologique. Il tomba successivement sur le secrétariat de cardiologie de l’hôpital Bichat, sur le cabinet du docteur Fitoussi, un cardiologue du 7e arrondissement, puis sur une pharmacie du boulevard Raspail. Parmi les numéros d’outre-Atlantique, l’un retint particulièrement son attention, car Lorenz avait cherché à le joindre deux fois sans succès. Il avait insisté le jour suivant et, cette fois, il avait réussi à établir une communication. Gaspard tomba sur le répondeur d’un certain Cliff Eastman, dont le message impersonnel était délivré par la voix rauque mais enjouée d’un gros fumeur ou d’un gros buveur de whisky (ou plus vraisemblablement d’un mélange des deux, les vices aimant bien voyager par paires).
À tout hasard, il laissa un message en demandant qu’on le rappelle, puis il continua à décortiquer les archives de Sean, auscultant la bibliothèque, ouvrant tous les ouvrages, découpant certains articles ou certaines photos de la monographie pour les coller sur le grand cahier à spirale sur lequel il avait prévu d’écrire sa pièce de théâtre. Entre un beau livre de Salgado et le Maus de Spiegelman, il trouva un vieux plan de New York et s’en servit pour mieux appréhender les distances et les déplacements, plaçant des croix de couleurs différentes pour matérialiser les lieux en lien avec l’enquête : l’endroit où Julian avait été enlevé, celui où il avait été séquestré avec sa mère, le pont depuis lequel Beatriz Muñoz l’avait prétendument balancé dans le fleuve, la station de métro où elle s’était suicidée…
Emporté par son élan, Gaspard ne vit pas le temps passer. Lorsqu’il releva la tête, la nuit était tombée. Joe Mooney avait depuis longtemps cessé de chanter. Il regarda sa montre et se souvint qu’il avait un rendez-vous.
12
Black hole
On n’est libre qu’en étant seul.
L’agence de Karen Lieberman avait ses bureaux rue de la Coutellerie, dans le 1er arrondissement, pas très loin de l’Hôtel de Ville et du Centre Pompidou.
Gaspard n’était venu ici qu’une seule fois, douze ans plus tôt, lors des débuts de sa collaboration avec Karen. Le reste du temps, c’était son agent elle-même qui se déplaçait. Et Gaspard regrettait de ne pas en avoir exigé autant cette fois-ci : le trajet depuis la rue du Cherche-Midi l’avait replongé dans l’ambiance agressive et sinistre de ce Paris grisâtre. Il avait les nerfs à vif, l’impression d’être en terrain hostile, et la sensation de manque n’arrangeait rien.
L’endroit était tel qu’il s’en souvenait : un porche un peu décrépit — recouvert d’une multitude de plaques de professions libérales — qui permettait d’accéder à une courette sans caractère où s’élevait un deuxième immeuble, bien moins cossu que celui qui donnait sur la rue. De la taille d’un cercueil, l’ascenseur était d’une lenteur affligeante. Surtout, il donnait l’impression de pouvoir rendre l’âme à tout moment. Après une hésitation, Gaspard décida de monter les six étages à pied.
Il arriva hors d’haleine devant l’entrée, sonna et attendit qu’on débloque la porte avant de pénétrer dans des bureaux mansardés. Il constata avec satisfaction que l’entrée — où avaient été disposées quelques chaises pour servir de salle d’attente — était vide. Comme Karen avait sous contrat une vingtaine d’écrivains, de dramaturges et de scénaristes, Gaspard avait redouté d’y croiser un de ses pseudo-collègues et de devoir se fendre de cinq minutes de bavardage et de civilités. « La solitude a deux avantages : d’abord d’être avec soi-même, ensuite de n’être pas avec les autres. » Schopenhauer avait dit un jour un truc dans le genre, pensa-t-il en s’avançant vers le bureau de l’assistant de Karen.
C’était un jeune type qui croyait avoir un style — barbe de hipster, tatouages faussement rebelles, coupe de cheveux undercut, bottes Chukka et chemise en denim cintrée — alors qu’il n’était que le clone de tous ses potes qui avaient cherché à recréer Williamsburg et Kreuzberg près du canal Saint-Martin. Circonstance aggravante, le type dévisagea Gaspard avant de lui demander son nom d’un air méfiant. Un comble alors qu’il assurait à lui tout seul les trois quarts du chiffre d’affaires de l’agence !
— C’est moi qui paie ton salaire, toquard ! s’énerva-t-il en se dirigeant d’autorité vers la porte du bureau de Karen sous le regard médusé de l’assistant.
— Gaspard ? l’accueillit son agent.
Alertée par les éclats de voix, elle avait contourné son bureau pour venir à sa rencontre. Corps de liane, cheveux blonds et courts, Karen Lieberman frisait les quarante-cinq printemps, mais s’habillait de la même manière depuis Janson-de-Sailly : jean 501, chemisier blanc, pull col en V et mocassins couleur saint-émilion. C’était l’agent de Gaspard, mais aussi son avocate, sa comptable, son assistante, son attachée de presse, sa conseillère fiscale et son agent immobilier. En échange de 20 % de ses revenus, Karen était son interface avec l’extérieur. Le bouclier qui lui permettait de vivre à sa guise et de dire merde à tout le monde. Ce qu’il ne se privait pas de faire.
— Comment va le plus sauvage de mes auteurs ?
Il l’arrêta sèchement :
— Je ne suis pas ton auteur. C’est toi qui es mon employée, ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Gaspard Coutances dans toute sa splendeur ! rétorqua-t-elle. Goujat, bougon, ombrageux…
Elle l’invita à s’asseoir.
— On n’avait pas rendez-vous au restaurant ?