— Avant, j’ai besoin que tu m’imprimes des documents importants, expliqua-t-il en sortant son smartphone de sa poche. Des articles que j’ai trouvés sur Internet.
— Transfère-les à Florent, il…
— C’est important, je t’ai dit ! Je veux que ce soit toi qui le fasses, pas ton gigolo.
— Comme tu voudras. Ah ! j’ai eu Bernard Benedick au téléphone. Il m’a assuré que tout était réglé à propos de la maison. La fille est partie apparemment. Tu vas pouvoir en profiter. Seul.
Il secoua la tête.
— Comme si je n’étais pas au courant ! De toute façon, je ne vais pas y rester.
— Bien sûr, ce serait trop simple, soupira Karen. Je te sers un whisky ?
— Non, merci. J’ai décidé de mettre la pédale douce sur l’alcool.
Elle le regarda avec des yeux ronds.
— Tout va bien, Gaspard ?
Il annonça tout net :
— Je ne vais pas écrire de pièce cette année.
Il put presque voir défiler dans l’esprit de Karen l’avalanche de conséquences qu’aurait sa décision, dénonciation de contrats, désistement de salles, annulation de voyages… Pourtant il fallut moins de deux secondes à son agent pour demander d’une voix neutre :
— Vraiment ? Pourquoi ?
Il haussa les épaules et secoua la tête.
— Une pièce de Coutances de plus ou de moins, je ne pense pas que ça changera beaucoup l’histoire du théâtre…
Comme Karen demeurait silencieuse, il enfonça le clou :
— Soyons honnêtes, j’ai fait le tour de la question. Ces dernières années, je me répète un peu, non ?
Cette fois, elle réagit :
— Sur le thème « le monde est moche, les gens sont cons », peut-être. Mais tu peux essayer d’écrire sur autre chose.
Gaspard grimaça.
— Je ne vois pas très bien sur quoi.
Il se leva pour attraper une cigarette dans le paquet posé sur le bureau et sortit la fumer sur le balcon.
— Tu es amoureux, c’est ça ? s’écria Karen en le rejoignant.
— Non. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je redoutais que ça t’arrive un jour, se lamenta-t-elle.
Il se défendit :
— Parce que je ne veux plus écrire, tu en conclus que je suis amoureux ? C’est tordu comme raisonnement.
— Tu as acheté un téléphone portable. Toi ! Tu ne bois plus, tu t’es rasé, tu n’as plus tes lunettes, tu portes des costards et tu sens la lavande ! Alors oui, je crois vraiment que tu es amoureux.
L’air absent, Gaspard tira sur sa cigarette. Le bruit de la ville bourdonnait dans la nuit douce et moite. Appuyé contre la rambarde, il fixait la tour Saint-Jacques, solitaire et incomplète, qui brillait à deux pas de la Seine.
— Pourquoi tu m’as laissé dans ce trou ? demanda-t-il soudain.
— Quel trou ?
— Celui dans lequel je végète depuis tant d’années.
À son tour, elle alluma une cigarette.
— Il me semble que c’est toi qui t’y es enfermé tout seul, Gaspard. Tu as même méticuleusement organisé tout le fonctionnement de ta vie pour être certain de ne pas en sortir.
— Je sais bien, mais quand même, on est amis, tu…
— Tu es un dramaturge, Gaspard, tes seuls amis sont les personnages de tes pièces.
Il poursuivit :
— Tu aurais pu essayer, tenter quelque chose…
Elle réfléchit un moment, puis :
— Tu veux la vérité ? Je t’ai laissé dans ce trou parce que c’était l’endroit où tu pouvais écrire tes meilleures pièces. Dans la solitude, dans l’insatisfaction, dans la tristesse.
— Je ne vois pas le rapport.
— Au contraire, tu vois très bien le rapport. Et crois-en mon expérience : le bonheur, c’est agréable à vivre, mais ce n’est pas très bon pour la création. Tu connais des artistes épanouis, toi ?
Maintenant qu’elle était lancée, Karen développait sa pensée avec passion, adossée à l’embrasure de la fenêtre :
— Dès qu’un de mes auteurs me dit qu’il est heureux, je commence à m’inquiéter. Souviens-toi de ce que répétait tout le temps Truffaut : « L’art est plus important que la vie. » Et ça tombe bien, parce que jusqu’à présent, tu n’aimais pas grand-chose dans la vie, Gaspard. Tu n’aimes pas les gens, tu n’aimes pas l’humanité, tu n’aimes pas les enfants, tu…
Alors qu’il levait la main pour l’interrompre, son téléphone sonna. Il regarda l’écran : un appel en provenance des États-Unis.
— Tu m’excuses ?
Madrid. Dix-sept heures et il faisait presque nuit.
Avant de quitter son hôtel, Madeline demanda qu’on lui prête un parapluie, mais n’obtint qu’un refus poli du type de la réception. Nevermind. Elle sortit sous la pluie en décidant d’ignorer le mauvais temps comme elle ignorerait toutes les contrariétés. À deux pas, elle trouva une farmacia et y présenta son ordonnance : antibiotiques pour se protéger des infections pendant l’opération et nouveau dosage d’hormones pour stimuler la libération d’ovocytes. Un traitement novateur qui permettait de réduire de vingt-quatre heures le délai habituel entre l’injection d’hormones et le prélèvement d’ovocytes. Mauvaise pioche : elle dut faire trois autres officines pour obtenir ce qu’elle cherchait. À 18 heures, elle essaya de jouer à la touriste et de musarder entre Chueca et Malasaña. Théoriquement, c’était un quartier créatif et vivant. À la fin de l’été, Madeline avait pris plaisir à déambuler dans ses rues colorées, ses friperies et ses cafés à l’ambiance festive. Aujourd’hui, c’était une autre histoire. Noyée sous le déluge, Madrid semblait vivre ses dernières heures avant l’apocalypse. Depuis le début de l’après-midi, un attelage infernal de pluie diluvienne et de rafales balayait chaque recoin de la ville, semant le désordre, provoquant des inondations et des embouteillages.
Comme elle avait faim, elle se mit en tête de retourner dans le petit restaurant où elle avait déjeuné lors de son précédent séjour, mais elle n’en retrouva pas le chemin. Le ciel était tellement bas qu’il menaçait de s’écorcher sur les coupoles à tambour qui dominaient la cité royale. Dans la nuit tombante et sous la pluie, les rues et les avenues se ressemblaient toutes, et le plan qu’elle avait pris à la réception de l’hôtel était en train de se décomposer entre ses mains. Calle de Hortaleza, calle de Mejía Lequerica, calle Argensola : les noms et les sonorités se mélangeaient, sa vue se brouillait. Complètement paumée, elle échoua finalement dans un établissement vétuste. Le tartare de daurade qu’elle commanda arriva noyé dans de la mayonnaise et la tarte aux pommes n’était qu’à moitié décongelée.
Précédant un long coup de tonnerre, un éclair puissant stria le ciel d’encre, figeant pendant un bref instant son reflet en négatif sur la vitre fouettée par la pluie. En découvrant son image, Madeline fut prise d’un spleen inattendu. Sa solitude et son désarroi lui apparurent dans toute leur crudité. Elle repensa à Coutances. À son énergie et à son humour, à sa vivacité intellectuelle. Le misanthrope était un drôle de Janus. Un personnage inclassable, attachant, contradictoire. Prisonnier d’un schéma mental, il dégageait, malgré son pessimisme, une force tranquille et rassurante. En ce moment, elle aurait bien eu besoin de son ressort, de sa chaleur et même de sa mauvaise foi. À deux, au moins, ils auraient pu râler ensemble sur leur galère.
Madeline avala ses antibios avec un mauvais déca puis regagna son hôtel. Injection d’hormones, bain brûlant, demi-bouteille de rioja trouvée dans le minibar, qui lui fila presque instantanément la migraine.