— Votre café, monsieur.
— Merci.
Le patron du bar n’avait rien du gringalet. C’était un bear au crâne rasé et à la barbe fournie. Son ventre de buveur de bière était moulé dans un tee-shirt multicolore reproduisant l’affiche d’Attache-moi !, un vieil Almodóvar avec Antonio Banderas et Victoria Abril. Tout un programme.
— Vous pouvez m’aider s’il vous plaît ?
— En quoi puis-je vous être utile ? demanda le bear.
Un peu gêné, Gaspard sortit son téléphone et expliqua qu’il n’était pas familier des nouvelles technologies.
— Je n’arrive plus à me connecter à Internet depuis que je suis en Espagne.
L’ours gratta la touffe de poils sous son tee-shirt et fit une réponse qui comprenait les mots « forfait, opérateur, abonnement, données cellulaires à l’étranger ».
Gaspard acquiesça sans rien comprendre, mais le bear était sympa. Il perçut son trouble et lui proposa de connecter lui-même son appareil au wifi de l’établissement. Soulagé, Gaspard lui tendit son cellulaire qu’il récupéra trente secondes plus tard.
Il étala ensuite sur le comptoir son cahier et sa documentation, puis relut l’intégralité des notes qu’il avait prises le matin dans l’avion. D’après l’encadré de l’article de Art in America, Adriano Sotomayor était affecté au 25th Precinct, le commissariat du nord de Harlem. Gaspard en chercha le numéro sur Google. Coup d’œil à sa montre : 5 heures du matin à New York. Un peu tôt pour appeler. D’un autre côté, un commissariat était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il tenta sa chance, endura l’interminable bla-bla propre à la plupart des plates-formes téléphoniques avant de tomber sur une opératrice qui chercha à l’expédier en lui demandant de rappeler lors des heures d’ouverture au public. Gaspard insista tellement qu’elle le renvoya sur un autre poste.
— Je voudrais savoir si l’officier Sotomayor travaille toujours ici, demanda-t-il à son interlocuteur.
Nouvelle fin de non-recevoir énoncée sur le ton d’un maître d’école grondant un enfant :
— Ce n’est pas le genre d’informations que nous donnons par téléphone.
Gaspard inventa une histoire, expliquant qu’il vivait en Europe, qu’il était de passage à New York pour quelques jours seulement et qu’il voulait savoir s’il pouvait passer saluer l’officier Sotomayor qu’il avait connu à l’école et…
— C’est un commissariat ici, monsieur, pas l’amicale des anciens de la Bradley School.
— J’entends bien, mais…
Gaspard lâcha un juron en constatant qu’on venait de lui raccrocher au nez, mais rappela aussi sec. Même plate-forme vocale. Même standardiste, même palabre pour parler à son supérieur. Cette fois, le type manqua d’abord de l’insulter, mais Gaspard n’entra pas dans son jeu. Comme il avait laissé son nom et son adresse, on le menaça d’engager des poursuites s’il continuait à monopoliser la ligne, puis, de guerre lasse, pour se débarrasser de lui, le type de garde finit par lui balancer qu’effectivement l’officier Sotomayor travaillait au 25th Precinct et qu’il était bien de service cette semaine.
Gaspard raccrocha avec le sourire aux lèvres. Pour fêter cette petite victoire, il commanda un autre cappuccino.
Lorsque Madeline ouvrit les yeux, une demi-heure s’était écoulée. Pourtant, elle avait l’impression d’avoir dormi un siècle.
— C’est déjà fini, annonça une voix.
Elle émergea doucement. Autour d’elle, les couleurs se précisaient, les formes gagnaient en acuité, les visages devenaient moins flous.
— Tout va très bien, assura Louisa.
Le médecin était déjà reparti, mais le visage bienveillant de l’infirmière lui souriait.
— Nous avons pu prélever presque dix-huit ovocytes, assura-t-elle en lui essuyant le front.
— La suite c’est quoi ? demanda Madeline en essayant de se redresser.
— Restez couchée, réclama Louisa.
Avec un collègue, elle poussa le lit sur roulettes pour quitter le bloc opératoire et conduire sa patiente dans la chambre de repos.
— La suite, vous la connaissez : nous allons trier les ovocytes et inséminer les plus matures. Et dans trois jours, nous vous transférerons deux préembryons. En attendant, vous allez sagement rester allongée ici avec nous jusqu’à midi.
— Et ensuite ?
— En attendant le transfert, vous resterez tranquillement à votre hôtel avec un bon bouquin ou la dernière saison de Game of Thrones. Mais vous laissez tomber les paquets de chips du minibar, compris ?
— C’est-à-dire ?
— Vous y allez mollo sur la nourriture : pas de sel, pas trop de gras. Bref, vous oubliez toutes les choses appétissantes. Mais surtout, vous vous re-po-sez !
Madeline soupira comme une ado. Louisa la ramena dans la chambre où elle avait laissé ses affaires, tout à l’heure.
— J’ai très mal, se plaignit-elle en désignant son ventre.
Compatissante, Louisa grimaça.
— Je sais ma belle, c’est normal, mais le Tramadol va faire effet d’un instant à l’autre.
— Je peux me rhabiller ?
— Bien sûr. Vous vous rappelez le code du coffre ?
L’infirmière lui apporta ses vêtements, son sac et son téléphone qu’elle posa sur une chaise à côté du lit. Alors que Madeline retirait sa charlotte et sa chemise de bloc, Louisa lui recommanda de nouveau de se reposer.
— Je vous apporterai votre collation dans un moment, en attendant, dormez !
Quand la jeune Espagnole revint, une demi-heure plus tard, les bras chargés d’un plateau-repas, sa patiente avait disparu.
— En fait, vous n’arrêtez jamais, Coutances ! Vous êtes comme le lapin Duracell : vous frappez comme un sourd sur votre tambour sans vous rendre compte que vous pourrissez la vie des autres !
Madeline venait de débarquer, livide, dans le bar à tapas de la calle de Ayala.
— Ça s’est bien passé votre opération ? tenta Gaspard en revenant prudemment au vouvoiement.
— Comment voulez-vous que ça se soit bien passé ! Vous êtes venu jusqu’à Madrid pour me traquer dans mon intimité, me harceler, me…
Elle n’était qu’au début du couplet acide qu’elle avait prévu de lui servir lorsqu’elle sentit que son front ruisselait et que ses jambes étaient en train de se dérober. Il fallait qu’elle mange quelque chose ou elle allait s’évanouir.
Elle n’eut même pas la force de grimper sur un des tabourets. Elle commanda un thé et alla se réfugier au fond du bar, dans l’un des fauteuils installés près des fenêtres qui donnaient sur la rue.
Gaspard la rejoignit avec une boîte en bois laqué. Un bento à la sauce ibérique : tortilla española, poulpes marinés, pata negra, croquetas, calamares, anchois au vinaigre…
— Vous n’avez pas l’air très en forme, si je peux me permettre. Mangez donc quelque chose.
— Je ne veux pas de votre bouffe !
Il encaissa la rebuffade et s’assit en face d’elle.
— En tout cas, je suis satisfait de voir que vous avez changé d’avis à propos de Lorenz.