— Je n’ai changé d’avis sur rien, répondit-elle sèchement. Il n’y a aucun élément vraiment nouveau dans tout ce que vous m’avez dit.
— Vous plaisantez ?
Elle reprit chacun des points.
— Lorenz avait effectué des recherches sur moi, et alors ? Sans doute souhaitait-il que je l’aide à retrouver son fils, et alors ? Peut-être est-il même venu jusqu’à New York pour me voir, et alors ?
— « Et alors ? » répéta Gaspard, estomaqué.
— Je veux dire : qu’est-ce que ça change fondamentalement ? Lorenz était malade, écrasé par le chagrin, shooté à la dopamine. Il était prêt à se raccrocher à n’importe quoi et il s’était monté la tête avec cette histoire sans queue ni tête d’expérience de mort imminente. Enfin, Coutances, vous le savez bien !
— Non, arrêtez avec ça ! J’en ai assez que l’on fasse passer Lorenz pour ce qu’il n’était pas. Ce n’était pas un drogué, ce n’était pas un illuminé, c’était un homme intelligent qui aimait son fils et qui…
Elle le regarda dédaigneusement.
— Mon pauvre vieux, vous ne voyez pas que vous faites un transfert sur Lorenz ? Vous vous fringuez comme lui, vous vous parfumez comme lui, vous parlez comme lui.
— Personne ne m’a jamais appelé mon pauvre vieux.
— Faut croire qu’il y a un début à tout. En tout cas, reconnaissez que vous vous laissez gagner par sa folie.
Coutances nia :
— Je veux simplement reprendre son enquête et retrouver son fils.
Madeline lui sauta presque à la gorge :
— Mais son fils est MORT, bordel ! Assassiné sous les yeux de sa mère ! Pénélope vous l’a juré !
— Oui, admit-il. Elle m’a raconté sa vérité.
— Sa vérité, la vérité, c’est quoi la nuance ?
De nouveau, il ouvrit son sac pour en sortir son cahier, ses notes et ses « archives ».
— Dans son numéro d’avril 2015, Vanity Fair a publié un article assez détaillé sur l’enquête qui a suivi l’enlèvement de Julian.
Il tendit la photocopie de l’article à Madeline : le papier était axé sur les similitudes entre l’enlèvement du fils de Sean et celui du fils de Charles Lindbergh en 1934.
— J’en ai assez de votre revue de presse, Coutances.
— Pourtant, si vous prenez la peine de lire le papier, vous verrez qu’à la fin de l’article la rédactrice liste les objets que les enquêteurs ont retrouvés dans l’antre de Beatriz Muñoz.
De mauvaise grâce, Madeline jeta un coup d’œil au passage surligné : une boîte à outils, deux couteaux de chasse, un rouleau de Chatterton, du fil de fer barbelé, une tête de poupon de la marque Harzell […].
— Qu’est-ce qui vous chiffonne ? Le jouet du gamin ?
— Justement, ce n’était pas le jouet de Julian. Pénélope m’a uniquement parlé d’un chien en peluche semblable à celui-ci.
Comme par surprise, il dégaina de son sac le doudou avec sa balafre cacaotée.
Madeline se rencogna sur sa chaise.
— Le gosse avait peut-être deux jouets avec lui.
— Généralement, les parents ne permettent pas à leurs enfants de s’encombrer de deux jouets pour aller se promener.
— Peut-être, mais qu’est-ce que ça change ?
— J’ai fait des recherches, dit-il en prélevant dans sa documentation l’extrait d’un catalogue de jouets qu’il avait imprimé en couleurs.
— Pour quelqu’un qui ignorait jusqu’à l’existence d’Internet, on peut dire que vous avez fait de sacrés progrès…
— Les poupons de la marque Harzell ont une particularité : certains sont très grands et ressemblent beaucoup à de véritables enfants.
Madeline regarda les photos du catalogue et les trouva assez malsaines : les poupées en caoutchouc frappaient effectivement par leur taille et la précision des traits de leurs visages. On était loin des poupées en celluloïd de son enfance.
— Pourquoi vous me montrez ça ? C’est quoi encore votre foutue thèse ?
— Ce n’est pas Julian que Beatriz Muñoz a poignardé. C’est un simple poupon habillé avec les vêtements du petit garçon.
Madeline le regarda, consternée.
— Vous délirez, Coutances.
Calme et sûr de lui, Gaspard argumenta :
— Muñoz n’a jamais eu l’intention de tuer Julian. C’est le couple Lorenz qu’elle voulait atteindre. Sa haine d’amoureuse trahie était dirigée contre Sean et Pénélope, pas contre un enfant innocent. Elle a défiguré Pénélope pour lui faire payer sa beauté insolente. Elle a enlevé Julian pour terroriser Sean, elle l’a mutilé pour arracher le cœur de Pénélope, mais je suis à peu près certain qu’elle ne l’a pas tué.
— Donc, pour vous, elle s’est contentée de cette terrible mise en scène : poignarder un poupon devant les yeux de sa mère ?
— Oui, son arme, c’était la cruauté mentale.
— C’est absurde. Pénélope aurait su faire la différence entre son fils et un mannequin.
— Pas forcément. Souvenez-vous de la violence qu’elle a subie. Plusieurs volées de coups donnés avec une brutalité extrême. Un visage massacré, des côtes fracturées, un nez cassé, une poitrine perforée… Du sang et des larmes dans les yeux. Quelle est votre lucidité après ça ? Quelle est votre clairvoyance lorsque vous êtes ligotée depuis des heures et que des pointes métalliques vous trouent la peau ? Quel est votre degré de discernement lorsque vous macérez dans votre pisse et votre merde et que vous vous videz de votre sang ? Et pire que tout, qu’on vous a obligé à couper le doigt de votre enfant ?
Pour la forme, Madeline accepta l’objection.
— Admettons dix secondes que Pénélope n’ait pas eu les idées claires et qu’elle ait pu projeter sa peur la plus profonde et croire à cette macabre mise en scène. Pourquoi l’enfant n’était-il plus dans la planque de la Chilienne lorsque la police a donné l’assaut ? Et surtout pourquoi a-t-on récupéré la peluche avec le sang du gamin sur les berges de Newtown Creek ?
— Pour le sang, c’est facile. Je vous rappelle qu’on lui a coupé un doigt. Pour le reste…
Gaspard revint à l’article qui mentionnait les rapports de police.
— Si j’en crois ce qui est écrit, une caméra de surveillance a retrouvé la trace de Muñoz à 15 h 26 à la gare de Harlem-125th Street, juste avant qu’elle ne se jette sur la voie à l’arrivée du train. Entre 12 h 30 — la dernière fois que Pénélope a vu son fils vivant — et 15 h 26, Muñoz a pu faire n’importe quoi de l’enfant. L’enfermer ailleurs, le confier à quelqu’un. Et c’est ce qu’il faut que l’on trouve.
Madeline considéra Coutances en silence. Le dramaturge l’épuisait avec ses théories extravagantes. Elle se frotta les paupières et à l’aide d’une fourchette piqua une croquette au jambon dans le bento.
Sans se démonter, Gaspard poursuivit son argumentation :
— Vous n’étiez pas le seul flic que Lorenz souhaitait rencontrer. Récemment, Sean avait retrouvé un vieil ami, Adriano Sotomayor.
Gaspard tourna les pages de son cahier jusqu’à tomber sur la photo du Latino en tenue d’officier du NYPD, qu’il avait découpée dans American Art et collée en face d’un cliché de jeunesse du troisième Artificier.
Agacée, Madeleine se moqua de lui :
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que c’est comme ça que l’on mène une enquête de police ? En lisant tranquillement les journaux, et en faisant des découpages et des collages ? On dirait le cahier de textes d’une collégienne !