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Loin de se formaliser, Gaspard prit la balle au bond :

— Je ne suis pas flic c’est vrai et sans doute ne sais-je pas enquêter. C’est pour ça que je veux que vous m’aidiez.

— Mais tout ce que vous me sortez est complètement fantaisiste !

— Non, Madeline, c’est faux, et vous le savez. Arrêtez votre mauvaise foi. Lorenz était peut-être submergé par la douleur, mais il n’était pas dingue. S’il avait décidé de venir vous voir à New York, c’est qu’il avait découvert une nouvelle piste, en tout cas quelque chose de concret.

Silence. Puis soupir.

— Pourquoi est-ce que j’ai croisé votre route, Coutances ? Pourquoi vous venez me harceler jusqu’ici ? Ça n’est vraiment pas le moment, bordel…

— Venez avec moi à New York. C’est là que se trouvent les réponses ! Demandons de l’aide à Sotomayor et reprenons l’enquête sur place. Je veux savoir ce qu’avait découvert Sean Lorenz. Je veux savoir pourquoi il désirait vous parler.

Elle botta en touche :

— Allez-y tout seul, vous n’avez pas besoin de moi.

— Il y a deux minutes, vous disiez le contraire ! Vous êtes une flic aguerrie, vous connaissez la ville, vous avez forcément gardé des contacts au NYPD ou au FBI.

En buvant une gorgée de thé, Madeline s’aperçut qu’elle portait toujours à son poignet le bracelet en plastique des patients de l’hôpital. Elle le détacha et l’agita devant Coutances pour tenter de le raisonner.

— Gaspard, vous voyez bien que ma vie a pris une tout autre direction. Je sors d’une intervention médicale, je dois en subir une autre très bientôt, je m’apprête à fonder une famille…

Le dramaturge posa son téléphone sur la table. Sur l’écran, un mail de Karen Lieberman confirmant la réservation pour deux personnes d’un vol Iberia pour ce jour. Départ de Madrid à 12 h 45, arrivée à JFK à 15 h 15.

— Si on part tout de suite, on peut l’avoir. Vous serez rentrée avant le 26 décembre, juste à temps pour votre deuxième intervention.

Madeline secoua la tête. Gaspard insista :

— Rien ne vous empêche de venir avec moi. Vous avez deux jours à tuer. Même à Madrid, on n’opère pas le jour de Noël.

— Je dois me reposer.

— Mais bon sang, vous ne pensez qu’à votre petite personne !

Ce fut la goutte d’eau. Madeline lui balança le plateau du bento au visage. Gaspard eut tout juste le temps de s’écarter pour esquiver le projectile qui s’écrasa sur les carreaux de faïence derrière lui.

— Pour vous, tout ça est un jeu ! explosa-t-elle. Ça vous excite d’enquêter. Ça égaie votre petite vie, ça vous donne l’impression d’être le héros d’un film. Moi, pendant dix ans, je me suis frottée à ce type d’affaires. C’était même toute ma vie. Et je vais vous dire : c’est la porte vers l’abîme. À chaque enquête vous laissez un peu plus de votre santé, de votre joie de vivre, de votre insouciance. Jusqu’au moment où il ne vous reste rien. Vous m’entendez ? Rien ! Vous vous réveillez un matin et vous êtes détruite. J’ai déjà connu ça. Je ne veux plus le revivre.

Gaspard la laissa terminer puis rassembla ses affaires.

— D’accord, j’ai bien compris votre position. Je ne vous importunerai plus.

Le bear était sorti de sa tanière en grognant. Gaspard lui tendit deux billets pour le dissuader de faire jaillir ses griffes. Puis il se dirigea vers la porte. Madeline l’observait. Elle savait qu’il n’y avait qu’à attendre encore dix secondes pour que son calvaire prenne fin. Pourtant, elle ne put s’empêcher de crier :

— Mais pourquoi faites-vous ça, bordel ? Vous qui vous foutez de tout, qui n’aimez pas les gens, qui n’aimez pas la vie, qu’est-ce que vous en avez à FOUTRE de cette histoire ?

Coutances revint sur ses pas et posa une photo sur la table. Un cliché de Julian sur un toboggan prise un matin d’hiver au square des Missions étrangères. C’était juste un enfant, emmitouflé dans une écharpe, le regard brillant et rêveur, le sourire aux lèvres. Beau comme un soleil, libre comme le vent.

Madeline refusa de s’attarder sur la photo.

— Si vous croyez me faire culpabiliser avec votre piège grossier.

Pourtant, une larme coulait sur son visage. Le manque de sommeil, l’épuisement, l’impression d’être à bout de nerfs.

Doucement, Gaspard lui prit le bras. Ses paroles tenaient autant de l’exhortation que de la supplique :

— Je sais ce que vous pensez. Je sais que vous êtes certaine de la mort de Julian, mais aidez-moi seulement à en être persuadé à mon tour. Je vous demande de consacrer deux jours à l’enquête. Pas un moment de plus. Et je vous jure que vous serez de retour à Madrid pour votre seconde intervention.

Madeline se frotta le visage et regarda à travers la vitre. De nouveau, le temps s’était couvert et la pluie avait repris. De nouveau, la tristesse avait tout contaminé : le ciel, son cœur, sa tête. Au fond d’elle-même, elle n’avait aucune envie de rester toute seule pendant le réveillon et ce fucking Christmas où il fallait en même temps être joyeux, être amoureux et en famille. Coutances présentait au moins cet avantage d’être à la fois le mal et son remède.

— Je vais vous accompagner à New York, Coutances, finit-elle par céder, mais, quelle que soit l’issue de cette affaire, à la fin de ces deux jours, je ne veux plus JAMAIS vous voir dans ma vie.

— Je vous le promets, répondit-il en esquissant un sourire.

14

Nueva York

Je sors du taxi et c’est probablement la seule ville qui est mieux que sur les cartes postales.

Milos FORMAN
1.

De nouveau, Gaspard respirait.

Figée par un froid polaire, New York étincelait sous un ciel éclatant. La tristesse de Paris et la grisaille de Madrid semblaient très loin. Dès que leur taxi avait franchi le Triborough Bridge — la gigantesque structure en acier qui reliait le Queens, le Bronx et Manhattan —, Gaspard avait eu l’impression d’être en terrain connu. Lui, l’homme des bois et des montagnes, le pourfendeur absolu des agglomérations, s’était néanmoins toujours senti à l’aise ici. Jungle urbaine, forêt de gratte-ciel, canyons de verre et d’acier : les métaphores foireuses avaient un fond de vérité. New York était un écosystème. Ici, il y avait des collines, des lacs, des prairies, des centaines de milliers d’arbres. Ici, pour qui voulait bien les voir, il y avait des aigles à tête blanche, des faucons pèlerins, des oies des neiges et de grands cerfs. Des cimes, des meutes, des friches, des ruches et des ratons laveurs. Ici, les rivières gelaient en hiver, et, en automne, la lumière éblouissait et enflammait les feuillages. Ici, on sentait bien que, sous la civilisation, le monde sauvage n’était jamais bien loin. New York…

La satisfaction de Gaspard contrastait avec la mauvaise humeur de Madeline. Elle avait dormi d’un sommeil agité et douloureux pendant tout le vol, et, depuis qu’ils avaient atterri, elle ne répondait à Gaspard que par vagues onomatopées. Visage fermé, mâchoires serrées, regard fuyant, elle ruminait et se demandait encore comment elle avait pu se laisser entraîner dans ce voyage.

Grâce à la magie des fuseaux horaires, il n’était pas encore 16 h 30. Le taxi parvint à s’extraire du nœud autoroutier de Triboro Plaza pour tourner sur Lexington. Après avoir descendu la rue sur cinq cents mètres, ils arrivèrent devant le commissariat de East Harlem, un petit bunker vieillot, en brique jaune et sale, construit sur la 119Rue à côté du métro aérien et d’un parking en plein air. Comme Gaspard et Madeline étaient venus directement de l’aéroport, ils s’extirpèrent du yellow cab en portant chacun son sac de voyage.