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L’intérieur du 25th Precinct était à l’image de sa façade : sans âme, sinistre et déprimé. L’absence de fenêtres renforçait encore la tristesse du bâtiment. Après son coup de fil épique de la veille, Gaspard s’était préparé au pire : endurer une longue file d’attente et plusieurs rideaux administratifs avant d’avoir une chance de parler à Adriano Sotomayor. Pourtant, à moins de deux jours de Noël, l’endroit était désert, comme si le froid qui frappait la ville avait découragé les criminels de sortir de chez eux. Installé derrière un pupitre en métal noir, un flic en tenue était chargé de l’accueil des visiteurs. Véritable montagne de graisse engoncée dans un uniforme, la vigie avait un corps de limace, des bras minuscules et une tête de crapaud : énorme visage en triangle, bouche démesurément large, peau épaisse et grêlée. Peut-être l’avait-on affectée à ce poste pour effrayer les enfants et les dissuader d’emprunter un mauvais chemin.

Gaspard monta à l’abordage :

— Bonjour, nous aimerions nous entretenir avec l’officier Sotomayor.

Très lentement, l’amphibien leur tendit un formulaire et, dans un croassement, leur fit comprendre qu’il avait besoin de leurs ID.

Madeline avait l’habitude des commissariats. Elle refusa de perdre plus de temps et bouscula Gaspard pour prendre les choses en main.

— Je suis le capitaine Greene, annonça-t-elle en tendant son passeport. J’ai travaillé au NYPD Cold Case Squad de la 103Rue. Je viens seulement rendre visite à un collègue. Pas la peine de paperasse pour ça !

La vigie la fixa un moment sans réagir. Elle n’avait toujours pas ouvert la bouche et donnait l’impression de respirer à travers sa peau molle, humide et frémissante.

— Un instant, siffla-t-elle finalement en décrochant son téléphone.

D’un mouvement de la tête, elle leur indiqua une rangée de bancs en bois installés près de l’entrée. Madeleine et Gaspard s’y assirent, mais l’endroit empestait la Javel et se trouvait en plein courant d’air. Excédée, Madeline chercha refuge du côté d’un distributeur de boissons. Elle eut la velléité de se commander un café, mais réalisa qu’elle n’avait pas pris le temps de changer des euros contre des dollars à l’aéroport.

Merde !

Dépitée et à fleur de peau, elle arma son poing pour le balancer contre la machine. Gaspard arrêta son geste in extremis.

— Vous perdez les pédales ! Ressaisissez-vous ou…

— Bonjour, que puis-je pour vous ?

2.

Ils pivotèrent en direction de la voix qui les interpellait. Au milieu de l’éclairage terne du commissariat, une jeune flic latino en uniforme offrait un visage rayonnant coiffé d’un chignon de jais. Sa jeunesse, ses traits fins, son maquillage discret, son sourire avenant en faisaient une sorte d’incarnation de la grâce et la parfaite antithèse de la vigie. Comme si, pour satisfaire un injuste ordre des choses, la perfection de certains devait se payer par la laideur des autres.

Madeline se présenta et déclina ses postes précédents.

— Nous souhaitons nous entretenir avec l’officier Sotomayor, affirma-t-elle.

La flic hocha la tête.

— C’est moi : je suis Lucia Sotomayor.

Gaspard fronça les sourcils. Devant son air hébété, la Latino sembla comprendre la méprise.

— Ah ! Vous parlez sans doute d’Adriano ?

— En effet.

— Nous sommes homonymes. Ce n’est pas la première fois qu’il y a confusion. Même lorsqu’il travaillait ici, les gens pensaient parfois qu’il était mon grand frère ou mon cousin.

Madeline dévisagea Coutances, lui lançant un regard courroucé : Vous n’avez même pas été capable de vérifier ça ! Il écarta les bras en signe d’impuissance. Au téléphone, il avait bien évidemment parlé en anglais, évoquant la forme neutre (officer Sotomayor) et, de fait, personne n’avait eu à le détromper.

— Où travaille Adriano à présent ? enchaîna-t-il pour rattraper sa bourde.

La flic fit un rapide signe de croix.

— Nulle part, malheureusement. Il est mort.

Nouvel échange de regards. Soupir. Incrédulité. Désarroi.

— Et quand est-il mort ?

— Il y a un peu moins de deux ans. Je m’en souviens parce que c’était le jour de la Saint-Valentin.

Lucia regarda sa montre et inséra deux quarters dans le distributeur pour se commander un thé.

— Je vous offre quelque chose ?

La jeune flic était à l’image de son physique : élégante et prévenante. Madeline accepta un café.

— La mort d’Adriano a été un vrai choc, reprit-elle en tendant un gobelet à son ex-collègue. Tout le monde l’appréciait ici. Il a eu le genre de parcours exemplaire que le Department aime bien mettre en valeur.

— C’est-à-dire ? demanda Gaspard.

Elle souffla sur son thé.

— Disons une trajectoire méritocratique. Dans son enfance, Adriano est passé par plusieurs familles d’accueil. Il a même un moment flirté avec la délinquance avant de se reprendre et d’entrer dans la police.

— Il est mort en service ? demanda Madeline.

— Pas vraiment. Il a pris un coup de couteau, juste à côté de chez lui, en voulant séparer deux jeunes qui se battaient devant un magasin de spiritueux.

— Il habitait où ?

Elle eut un geste de la main pour désigner la porte.

— Pas très loin d’ici, sur Bilberry Street.

— Son assassin a été arrêté ?

— Non, et cela a contrarié tout le monde dans le service. Savoir que le meurtrier qui a tranché la gorge d’un flic est toujours en liberté, ça nous rend malades.

— On l’a identifié au moins ?

— Pas à ma connaissance ! C’est vraiment un drame qui a fait tache. Surtout dans notre quartier ! Bratton[21] lui-même était furieux. Cette violence est complètement anachronique, car aujourd’hui, cette partie de Harlem est très safe.

Lucia termina son thé comme si elle prenait un shot de vodka.

— Il faut que je retourne travailler. Désolée d’avoir été la messagère d’une si triste nouvelle.

Elle précipita son gobelet dans la poubelle avant d’ajouter :

— Je ne vous ai même pas demandé pourquoi vous désiriez voir Adriano.

— À propos d’une vieille enquête, répondit Madeline. L’enlèvement et le meurtre du fils du peintre Sean Lorenz, ça vous dit quelque chose ?

— Vaguement, mais ce n’était pas dans notre secteur, je crois.

Gaspard prit le relais :

— Adriano Sotomayor était un ami de Lorenz. Il ne vous a jamais parlé de cette affaire ?

— Non, mais comme on ne bossait pas dans le même groupe, ce n’est pas très étonnant.

Lucia se tourna vers Madeline avant d’ajouter :

— Et dans les enlèvements d’enfants, comme vous le savez, c’est souvent le FBI qui prend la main.

3.

Le froid et le vent glacial engourdissaient les membres, mordaient les visages, brûlaient presque instantanément chaque centimètre carré de peau non protégé. Sur le trottoir en face du commissariat, Madeline remonta la fermeture Éclair de la parka qu’elle avait achetée à la dernière minute dans une boutique de l’aéroport de Madrid. Pommade sur les mains, baume sur les lèvres, écharpe nouée à double tour. D’une humeur de chien, elle n’attendit pas longtemps pour attaquer sans sommation :

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21

Bill Bratton, patron historique du NYPD de 1994 à 1996 et de 2014 à 2016.