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— Vous êtes un vrai manche, Coutances !

Les mains dans les poches, Gaspard soupira.

— Et vous, toujours aussi aimable.

Elle rabattit sur sa tête sa capuche cerclée de fourrure.

— On vient de se taper six mille bornes pour se retrouver le bec dans l’eau !

Il chercha à nier l’évidence :

— Mais non, pas du tout.

— On n’a pas dû voir le même film, alors.

Il formula une hypothèse :

— Et si Sotomayor avait été tué parce qu’il s’intéressait de trop près à l’enlèvement de Julian ?

Elle le regarda, atterrée.

— C’est absurde. Je rentre à l’hôtel.

— Déjà ?

— Vous m’épuisez, soupira-t-elle. J’en ai assez de vos théories à la mords-moi-le-nœud ! Je vais me coucher, donnez-moi trente dollars !

Elle s’avança sur le trottoir pour tenter de héler un taxi. Gaspard ouvrit son portefeuille et en tira deux billets tout en insistant :

— Vous ne pouvez pas essayer de gratter de ce côté ?

— Je ne vois pas comment.

— Allez ! Vous avez forcément gardé des contacts.

Elle le fixa de ses yeux brillants avec un mélange de colère et d’extrême lassitude.

— Je vous l’ai déjà expliqué, Coutances : j’ai conduit des affaires en Angleterre. À New York, je n’avais aucun rôle réel sur le terrain. J’étais un flic de bureau.

Ses dents claquaient. Elle tremblait de tous ses os, passant d’un pied sur l’autre pour essayer de se réchauffer. Le froid qui régénérait Gaspard donnait l’impression de la torturer.

Une Ford Escape aux formes coupantes pila devant eux. Madeline se réfugia dans le taxi sans même un regard pour son acolyte et s’empressa de donner au chauffeur l’adresse de l’hôtel. Les bras croisés, elle se recroquevilla sur elle-même, mais, au bout de quelques mètres, elle aboya contre le driver, un Indien qui tenait absolument à rouler fenêtre ouverte malgré le froid. Le sikh ne se laissa pas faire et engagea une joute verbale qui dura cinq bonnes minutes avant qu’il se résolve à remonter sa vitre. Madeline ferma les yeux. Elle était à bout, éreintée, vidée de toute sève. Surtout, elle avait de nouveau très mal au ventre. Une sensation de gonflement, des crampes d’estomac, des nausées et, malgré le froid, des bouffées de chaleur inconfortables.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le taxi roulait sur la West Side Highway, la grande avenue qui longeait l’Hudson River jusqu’au sud de Manhattan. Elle fouilla dans l’une des poches de sa parka pour attraper son portable. Dans le répertoire, elle chercha un numéro qu’elle n’avait plus composé depuis longtemps.

Du temps où elle travaillait à New York, Dominic Wu était son contact au FBI. Le type était chargé de faire la liaison entre le service du NYPD qui employait Madeline et le bureau fédéral. Concrètement, c’était le « Monsieur NON », celui qui répondait par la négative à toutes ses demandes. La plupart du temps pour des raisons de restriction budgétaire, mais aussi pour éviter que le service de police municipal ne remette en cause le travail du Bureau.

Le type n’était pas désagréable. Insaisissable, Dominic Wu était foncièrement carriériste, mais aussi capable, parfois, de décisions inattendues. Sa vie privée était atypique : après avoir eu deux enfants avec une avocate du City Hall, il avait assumé son homosexualité. La dernière fois que Madeline l’avait croisé, il était en couple avec un journaliste culturel du Village Voice.

— Bonjour, Dominic, Madeline Greene.

— Hello, Madeline ! Quelle surprise ! Tu es de retour au bercail ?

— En coup de vent, seulement. Et toi ?

— Je suis en vacances, mais je passe les fêtes à New York avec mes filles.

Elle se massa les paupières. Le moindre mot lui coûtait.

— Tu me connais Dominic, j’ai toujours eu du mal avec les banalités d’usage et…

Elle l’entendit rire à l’autre bout.

— Laisse tomber les civilités. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— J’aurais besoin que tu me rendes un service.

Un silence prudent, puis :

— Je ne suis pas au bureau, je te l’ai dit.

Elle poursuivit néanmoins :

— Tu pourrais me rencarder sur les circonstances de l’assassinat d’un flic du 25th Precinct, Adriano Sotomayor ? Il a été tué devant chez lui, à Harlem, il y a un peu moins de deux ans.

— Qu’est-ce que tu cherches exactement ?

— Tout ce que tu pourras trouver.

Wu se referma.

— Tu ne travailles plus avec nous, Madeline.

— Je ne te demande pas d’infos confidentielles.

— Si je me renseigne, ça laissera des traces et…

Le type commençait à lui taper sur le système.

— Tu es sérieux ? Ça t’effarouche à ce point ?

— Aujourd’hui, avec l’informatique, on…

— OK, laisse tomber et commande-toi une paire de couilles pour Noël. En ce moment, ils doivent faire des promos chez Bloomingdale’s.

Elle raccrocha brutalement et retomba dans sa léthargie. Dix minutes plus tard, elle arrivait à l’hôtel, une bâtisse de brique marron typique de TriBeCa. Gaspard avait poussé le vice jusqu’à réserver au Bridge Club, l’établissement dans lequel Lorenz avait passé ses derniers jours. À l’accueil, on l’informa que l’hôtel était complet, mais qu’il y avait bien deux chambres retenues au nom de Coutances : une suite d’angle et une chambrette au dernier étage. Elle s’arrogea la suite sans la moindre hésitation, sortit son passeport et remplit la fiche d’information en trois minutes.

Une fois dans la chambre, sans même regarder la vue, elle tira tous les rideaux, accrocha la pancarte Do Not Disturb et absorba un cocktail lexo-antibio-paracétamol.

Pliée en deux par la douleur, Madeline éteignit les lampes et se coucha. En termes d’heures de sommeil, les dernières nuits avaient été catastrophiques. Elle en était à un stade où son physique meurtri et épuisé entravait tout raisonnement. Impossible de réfléchir, de penser, de mettre la moindre idée en mouvement.

Son corps venait d’avoir le dernier mot.

15

Retour à Bilberry Street

Les autres hommes auront mes défauts, mais aucun n’aura mes qualités.

Pablo PICASSO[22]
1

Gaspard revivait.

Comme une plante que l’on aurait arrosée après des jours sans eau.

Le pouls de Manhattan, son tempo, le froid piquant et sec, le bleu métallique du ciel, le soleil d’hiver qui décochait ses derniers rayons. Tout résonnait en lui de manière positive. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait combien son psychisme était perméable à son environnement. Le climat notamment déteignait sur lui, le modelait, amplifiait son humeur. La pluie, l’humidité et la moiteur pouvaient le faire plonger dangereusement. Et une vague de chaleur le mettre K-O. Cette instabilité compliquait sa vie, mais, avec le temps, il s’était résolu à vivre avec ses hauts et ses bas. Aujourd’hui était un jour parfait. L’une de ces journées qui comptaient double ou triple. Il fallait qu’il en profite pour avancer dans son enquête.

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22

Pablo Picasso cité par Françoise Gilot dans Vivre avec Picasso, Calmann-Lévy, 1964.