Il s’orienta grâce au vieux plan trouvé dans la bibliothèque de Lorenz. Il prit à droite sur Madison avant de contourner un large espace vert — le parc Marcus Garvey — et de déboucher sur l’avenue Lenox qui, dans cette partie de Harlem, s’appelait Malcolm X Avenue. À un coin de rue, il s’offrit un hot dog et un café chez un vendeur ambulant, puis reprit sa marche vers le nord.
Bilberry Street, où avait été assassiné Adriano Sotomayor, était une ruelle bordée de maisons de brique rouge et de châtaigniers, coincée entre la 131e et la 132e Rue. L’endroit rappelait un peu les constructions du vieux Sud avec des perrons assez hauts et une profusion de balustrades et de vérandas en bois repeint de couleurs vives.
Gaspard flâna dix minutes dans la rue déserte en se demandant comment il pourrait bien retrouver l’ancienne maison du flic. Il releva les noms sur les boîtes aux lettres — Faraday, Tompkins, Langlois, Fabianski, Moore… — , mais rien ne lui parla.
— Fais attention, Théo !
— D’accord papa.
Gaspard se retourna en direction d’un petit groupe qui venait d’arriver sur le trottoir d’en face. Comme dans un film de Capra, un père et son bambin traînaient un sapin de Noël de bonne taille. Marchaient derrière eux une belle métisse un peu hautaine et une femme noire plus âgée vêtue d’un trench transparent, de cuissardes en cuir fauve et d’une toque léopard.
— Bonjour, les salua-t-il en traversant. Je recherche l’ancienne propriété de M. Sotomayor. Ça vous dit quelque chose ?
Le père de famille était poli et avenant, tout disposé à l’aider, mais ne paraissait pas habiter ici depuis longtemps. Il se retourna vers celle qui devait être sa femme.
— Sotomayor, ça te dit quelque chose, chérie ?
La métisse plissa les yeux, semblant convoquer des souvenirs lointains.
— Je crois que c’est là-bas, dit-elle en désignant une maisonnette au toit pentu.
Elle interrogea la femme à côté d’elle :
— Tante Angela ?
L’Afro-Américaine considéra Gaspard avec suspicion.
— Et pourquoi je répondrais à ce blanc-bec ?
La métisse l’attrapa par les épaules dans un geste plein d’affection.
— Allons, tante Angela, quand vas-tu cesser de te faire plus méchante que tu ne l’es ?
— OK, OK, capitula-t-elle en réajustant ses lunettes de soleil over sized. C’est au numéro 12, chez les Langlois.
— Langlois ? Ça sonne français comme patronyme, constata Gaspard.
Maintenant qu’elle était lancée, la tante Angela n’était pas avare d’explications :
— Après la mort de ce flic, un type vraiment bien d’ailleurs, y en a pas beaucoup des comme ça, vous pouvez me croire, c’est sa cousine, Isabella, qui a hérité de la maison. Elle est mariée avec André Langlois, un ingénieur parisien qui travaille à Chelsea, dans l’immeuble de Google. Plutôt bien élevé pour un Français : il m’a aidée plusieurs fois à tailler mes haies et, lorsqu’il se met aux fourneaux, il m’apporte parfois une part de son lapin à la moutarde.
Gaspard remercia la famille et remonta la rue sur cinquante mètres pour sonner à la maison qu’on lui avait indiquée. Une petite brownstone dont la porte d’entrée était décorée d’une volumineuse couronne en branches de houx et de sapin.
La femme qui lui ouvrit — une Latino à la chevelure dense et au regard caliente — portait un tablier de cuisine à carreaux vichy et tenait dans les bras un enfant. Eva Mendes version Desperate Housewives.
— Bonjour, madame, je suis navré de vous déranger. Je recherche l’ancienne maison d’Adriano Sotomayor. On m’a dit que c’était ici.
— Ça se pourrait, répondit-elle, un brin méfiante. Qu’est-ce que vous voulez ?
La méthode Coutances : amender la vérité, flirter avec le mensonge sans jamais y plonger tout à fait.
— Je m’appelle Gaspard Coutances. Je suis en train d’écrire une biographie du peintre Sean Lorenz. Vous ne le connaissez sans doute pas, mais…
— Moi, je ne connais pas Sean ? l’interrompit la propriétaire. Si vous saviez le nombre de fois où il a essayé de me mettre la main aux fesses !
Eva Mendes s’appelait en réalité Isabella Rodrigues. Accueillante, elle n’avait pas été longue à inviter Gaspard à entrer se réchauffer dans la cuisine. Elle avait même insisté pour lui servir un verre d’eggnog sans alcool. Le même lait de poule dont se régalaient ses trois enfants en train de prendre un goûter tardif.
— Adriano était mon cousin germain, expliqua-t-elle en rapportant du salon un vieil album photo à la couverture toilée.
Elle tourna les pages, faisant défiler des clichés d’enfance, et détailla son arbre généalogique :
— Ma mère, Maricella, était la sœur d’Ernesto Sotomayor, le père d’Adriano. Nous avons passé toute notre enfance à Tibberton, un village du Massachusetts, près de Gloucester.
Sur les photos, Gaspard distingua des paysages qui lui rappelèrent certains coins de Bretagne : une lande marine, un petit port, des barques rudimentaires qui alternaient avec des chalutiers et des bateaux de plaisance, des cabanes de pêcheurs et des maisons d’armateurs à pans de bois.
— Adriano était un bon gars, précisa sa cousine. Une vraie crème. Et pourtant, on ne peut pas dire que la vie ait été clémente avec lui.
Elle montra d’autres vieilles photos à Gaspard. Des scènes d’enfance : les deux cousins qui faisaient des grimaces, qui s’aspergeaient d’eau autour d’une piscine gonflable, qui se balançaient côte à côte sous un portique en ferraille, qui transformaient une citrouille en Jack O’Lantern. Mais Isabella s’empressa de dissiper l’illusion de ce tableau idyllique.
— Malgré la joie apparente sur ces tirages, Adriano n’a pas eu une enfance harmonieuse. Son père, mon oncle Ernesto, était un homme violent et ombrageux qui avait l’habitude de se défouler sur sa femme et sur son fils. Pour dire les choses autrement, Ernesto cognait fort et souvent.
La voix d’Isabella se fêla. Pour conjurer ses mauvais souvenirs, elle posa sur ses enfants son regard qui débordait d’affection. Assis autour de la table de la cuisine, deux des gamins gloussaient, un écouteur à l’oreille, les yeux vissés sur une tablette. Le plus jeune était quant à lui absorbé par la réalisation d’un puzzle de grande taille : Las Meninas, le plus célèbre tableau de Velázquez.
En creux, Gaspard songea à son propre père. Si gentil, si attentionné, si aimant. Pourquoi certains hommes cassaient-ils les êtres qu’ils avaient mis au monde ? pourquoi certains autres les aimaient-ils à en mourir ?
Il laissa cette question en suspens et se rappela ce que lui avait affirmé la fliquette du 25th Precinct, une demi-heure plus tôt.
— On m’a dit qu’Adriano avait été placé dans une famille d’accueil…
— Oui, grâce à notre institutrice, Mlle Boninsegna. C’est elle qui a signalé aux services sociaux du comté les violences d’Ernesto.
— La mère d’Adriano laissait faire ?
— La tante Bianca ? Elle avait abandonné le domicile conjugal quelques années plus tôt.