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— Quel âge avait votre cousin lorsqu’il a débarqué à New York ?

— Je dirais dans les huit ans. Il a été ballotté dans deux ou trois foyers au début puis il s’est établi ici, à Harlem, chez M. et Mme Wallis, une famille d’accueil vraiment formidable qui le considérait comme son propre fils.

Elle ferma l’album photo puis ajouta, pensive :

— Avec le temps, Adriano et son père avaient néanmoins fini par se retrouver…

— Vraiment ?

— À la fin de sa vie, l’oncle Ernesto était atteint d’un cancer de la gorge. Son fils l’a accueilli et l’a soigné chez lui le plus longtemps possible. C’était cette générosité qui caractérisait mon cousin.

Gaspard recentra la discussion :

— Et Sean Lorenz dans tout ça ?

3.

Le regard d’Isabella se mit à pétiller.

— J’ai connu Sean à dix-huit ans ! Dès que j’ai été majeure, je suis venue passer tous les étés à New York. Je squattais parfois un peu chez une copine, mais, la plupart du temps, j’étais hébergé chez les Wallis.

Elle se laissa gagner par les souvenirs du bon vieux temps.

— Sean habitait plus haut, dans les Polo Grounds Towers, se souvint-elle, mais lui et Adriano étaient toujours fourrés ensemble, malgré leurs quatre ans d’écart. Moi, forcément, je les suivais à la trace et j’essayais de m’incruster dans leurs escapades. Sean était vaguement amoureux de moi et je n’avais rien contre. On peut même dire qu’on a eu une relation en pointillé.

Elle prit une gorgée de lait de poule et mit plusieurs secondes pour rassembler ses souvenirs.

— C’était une autre époque. Un autre New York. À la fois plus libre et plus dangereux. Dans ces années-là, le quartier craignait vraiment. La violence était partout et le crack gangrenait tout.

Elle prit soudain conscience que ses enfants n’étaient pas loin et baissa le ton :

— On faisait des conneries, forcément : on fumait des pétards plus que de raison, on piquait des bagnoles, on taguait les murs. Mais on allait au musée aussi ! Je me souviens que Sean nous traînait tous au MoMA à chaque nouvelle exposition. C’est lui qui m’a fait découvrir Matisse, Pollock, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Kiefer… Il était déjà possédé par une sorte de frénésie : dessiner et peindre tout le temps et sur tous les supports.

Isabella laissa passer quelques secondes puis ne put résister à la tentation :

— Je vais vous montrer quelque chose, annonça-t-elle mystérieusement.

Elle s’éclipsa une minute puis revint avec une grande pochette qu’elle posa sur la table basse. L’ouvrant avec précaution, elle en tira un dessin au fusain réalisé sur l’emballage cartonné d’une boîte de corn-flakes. Un portrait d’elle signé Sean, 1988. Un visage de jeune femme très stylisé : regard espiègle, chevelure sauvage, épaules nues. Gaspard pensa à certains dessins de Françoise Gilot par Picasso. C’était le même talent, le même génie. En quelques traits, Sean avait tout saisi : l’impétuosité de la jeunesse, la grâce d’Isabella, mais aussi une certaine gravité qui annonçait la femme qu’elle deviendrait plus tard.

— J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, confia-t-elle en rangeant le crayonné dans son carton. Forcément, il y a deux ans, lorsqu’il y a eu cette rétrospective sur le travail de Sean au MoMA, ça m’a paru fou et ça m’a rappelé beaucoup de souvenirs…

C’était justement là où Gaspard souhaitait en venir :

— Vous avez connu Beatriz Muñoz ?

Une ombre inquiète éteignit toute lumière sur le visage d’Isabella. Elle répondit en cherchant ses mots :

— Oui, je l’ai connue. Malgré tout ce qu’elle a pu faire, Beatriz n’était pas… une mauvaise personne. Du moins, pas à l’époque où je l’ai fréquentée. Comme Adriano et comme beaucoup de jeunes du quartier, Beatriz était une victime. Une gamine brûlée par la vie. Quelqu’un de très triste et de très tourmenté qui ne s’aimait pas beaucoup.

Isabella resta dans la métaphore artistique :

— On dit parfois qu’un tableau n’existe que dans l’œil de celui qui le regarde. Il y avait un peu de ça avec Beatriz. Elle ne s’animait que lorsque Sean posait les yeux sur elle. C’est facile à dire aujourd’hui, mais, avec le recul, je regrette de ne pas l’avoir aidée quand elle est sortie de prison. Peut-être que cela aurait évité le crime dont elle s’est rendue coupable par la suite. Bien entendu, je ne l’ai pas formulé aussi crûment devant Sean, mais…

Gaspard n’en crut pas ses oreilles.

— Vous avez revu Sean après la mort de son fils ?

Isabella lâcha une bombe :

— Il est venu sonner à ma porte en décembre dernier. Il y a un an exactement. Je me souviens de la date parce que j’ai appris plus tard qu’il s’agissait de la veille de sa mort.

— Et dans quel état était-il ? demanda Coutances.

Isabella soupira.

— Cette fois, je peux vous dire qu’il ne pensait plus à me mettre la main aux fesses.

4.

— Sean avait les traits tirés, les cheveux sales, le visage défait, mangé par la barbe. On lui donnait facilement dix ans de plus que son âge. Je ne lui avais pas parlé depuis au moins vingt ans, mais j’avais vu certaines de ses photos sur Internet. Là, ce n’était plus le même homme. Ses yeux surtout faisaient peur. Comme s’il n’avait pas dormi depuis dix jours ou qu’il venait de se faire un shoot d’héroïne.

Gaspard et Isabella avaient migré sur la véranda éclairée par trois lanternes en laiton. Deux minutes plus tôt, Isabella s’était emparée d’un vieux paquet de clopes, qu’elle planquait dans sa cuisine derrière des casseroles en cuivre et une passoire émaillée. Elle était sortie allumer une cigarette dans le froid polaire, espérant peut-être que les volutes de fumée envelopperaient ses souvenirs d’un baume qui les rendrait moins douloureux.

— Ce n’était pas la drogue qui mettait Sean dans cet état, c’était le chagrin, bien sûr. Le plus lourd des chagrins. Celui qui vous ronge et vous tue parce qu’on vous a arraché la chair de votre chair.

Elle tira frénétiquement sur sa cigarette.

— Lorsque j’ai revu Sean, les travaux de la maison n’avaient pas encore commencé. Avec André, mon mari, on venait tout juste d’en prendre possession et on avait décidé d’utiliser les derniers week-ends de l’année pour la vider.

— Vous étiez les seuls héritiers d’Adriano ?

Isabella approuva de la tête.

— Les parents de mon cousin étaient tous les deux décédés et il n’avait ni frère ni sœur. Mais comme la succession avait pris du temps, la maison contenait encore toutes ses affaires lorsqu’on l’a récupérée. Et c’est justement cela qui intéressait Sean.

Gaspard sentait l’excitation le gagner. Il était certain de tourner autour de quelque chose de crucial.

— Sean ne s’est pas embarrassé de longs discours, confia Isabella. Il m’a montré des photos du petit Julian en m’expliquant qu’il ne croyait pas à la thèse officielle concernant la mort de son fils.

— Il vous a dit pourquoi ?

— Il m’a juste affirmé qu’Adriano avait repris l’enquête de son côté, de manière confidentielle.

La nuit était tombée d’un coup. Dans certains jardins, des guirlandes d’ampoules illuminaient les sapins, les buissons, les palissades.

— Concrètement, que cherchait Sean en venant vous trouver ?

— Il voulait jeter un œil dans les affaires d’Adriano. Voir si avant de mourir celui-ci n’avait pas laissé un indice concernant ses investigations.