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— Vous l’avez cru ?

Elle répondit d’une voix teintée de tristesse :

— Pas vraiment. Je vous l’ai dit : il était tellement halluciné, tellement dingue qu’on avait l’impression qu’il délirait ou qu’il parlait tout seul. Pour tout dire, il me faisait même un peu peur.

— Pourtant, vous l’avez laissé entrer, devina-t-il.

— Oui, mais pendant tout le temps où il fouillait la maison, j’ai emmené les enfants faire un tour à l’East River Plaza[23]. C’est mon mari qui gardait un œil sur lui.

— Vous savez si Sean a trouvé quelque chose ?

Elle eut un sourire désabusé.

— En tout cas, il a mis un sacré bordel ! Il a ouvert tous les tiroirs, tous les placards, fouillé partout. D’après André, il serait reparti en prétendant avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Gaspard sentit la fièvre monter en lui.

— Et c’était quoi ?

— Des documents, je crois.

— Quels documents ?

— Je n’en sais rien. André m’a parlé d’un dossier cartonné que Sean aurait rangé dans sa besace en cuir.

Il insista :

— Vous ne savez pas ce qu’il contenait ?

— Non, et je m’en fiche. Quoi qu’on fasse, ça ne ramènera pas les morts, n’est-ce pas ?

Gaspard éluda la question et demanda à son tour :

— Vous avez gardé les affaires de votre cousin ?

Isabella secoua la tête.

— On a tout jeté depuis longtemps. Honnêtement, à part sa voiture et un beau frigo américain, Adriano ne possédait pas grand-chose.

Déçu, Gaspard comprit qu’il s’était emballé trop vite et qu’il n’apprendrait plus rien de la cousine de Sotomayor.

— Vous pourrez interroger votre mari pour moi, savoir s’il se souvient de quelque chose d’autre ?

Serrant sa parka autour d’elle, Isabella acquiesça. Gaspard nota son numéro de portable sur le paquet de cigarettes.

— C’est très important, martela-t-il.

— À quoi ça sert de remuer tout ça ? Le petit est bien mort, n’est-ce pas ?

— Sans doute, répondit-il en français avant de la remercier de son aide.

Isabella regarda s’éloigner cet étrange visiteur en écrasant son mégot dans un pot de fleurs en terre cuite. Il avait dit sans doute. Isabella avait de bonnes notions de français, mais elle n’avait jamais véritablement compris la logique de cette expression. Chaque fois qu’elle l’entendait, elle se demandait pourquoi sans doute signifiait peut-être et non pas sans aucun doute.

Il faudrait qu’elle pense à le demander à son mari.

Pénélope

« Après Picasso, il n’y a que Dieu. »

Je me suis souvent moquée de cette phrase de Dora Maar, mais aujourd’hui, les mots de l’ancienne muse du génie catalan m’apparaissent dans toute leur tragédie. Parce que c’est profondément ce que je ressens, moi aussi. Après Sean Lorenz, il n’y a que Dieu. Et comme je ne crois pas en Dieu, après Sean Lorenz, il n’y a rien. À force de fuir ton fantôme, j’avais presque oublié combien j’étais sensible à ta peinture, Sean. Mais depuis que ce Gaspard Coutances m’a montré ta dernière toile, elle n’a pas cessé de me hanter. Est-ce que la mort est vraiment comme ça ? Blanche, douce, rassurante, lumineuse ? Est-ce que c’est sur ce territoire où la peur semble ne plus exister que tu te trouves aujourd’hui, Sean ? Et notre fils est-il avec toi ?

Depuis hier, je m’accroche à cette idée.

Cette nuit, j’ai très bien dormi parce que j’étais soulagée d’avoir pris ma décision. J’ai passé la matinée le sourire aux lèvres à repriser ma robe à fleurs. Celle que je portais la première fois que tu m’as vue à New York, ce 3 juin 1992. Et tu sais quoi ? Elle fait encore son effet ! J’ai aussi retrouvé mon vieux perfecto, mais pas la paire de Doc Martens que je portais ce jour-là. Je les ai remplacées par ces bottines en cuir patiné que tu aimais bien et je suis sortie dans la rue. J’ai pris le métro jusqu’à la porte de Montreuil, puis j’ai marché longtemps, légère et court vêtue, malgré le froid de décembre.

Derrière la rue Adolphe-Sax, j’ai retrouvé la station désaffectée de l’ancienne ligne de la Petite Ceinture. Rien n’a changé depuis le jour où tu m’y as emmenée pour un pique-nique de minuit.

Encerclé par les broussailles, le bâtiment tombe en ruine. Les portes, les fenêtres ont été murées, mais je me souviens qu’on pouvait accéder aux quais par un escalier qui partait du local technique. La torche de mon téléphone allumée, je descends sur les voies. D’abord, je me trompe de sens puis je reviens en arrière et je trouve le tunnel qui mène à l’ancien dépôt. Tu ne me croiras pas : le vieux wagon est toujours là. La RATP a un trésor de plusieurs millions d’euros planqué dans une gare qui tombe en ruine et personne ne s’en est jamais rendu compte !

Ni la rouille ni la poussière n’ont effacé tes couleurs incandescentes. Et mon image continue à flamboyer sur la tôle rêche et sale du wagon de métro. Ma jeunesse triomphante est plus forte que le temps et la nuit. Mes cheveux fous qui caressaient mon corps de princesse, qui s’enroulaient autour de mes jambes de vingt ans, de mes seins, de mon bas-ventre. C’est cette image que je veux emporter avec moi.

Je pénètre à l’intérieur du wagon. Tout est sale, noir, recouvert d’une épaisse couche de poussière, mais je n’ai pas peur. Je m’assois sur l’un des strapontins et j’ouvre mon sac. Ce magnifique Bulgari en cuir tressé blanc et bleu que tu m’as offert le printemps précédant la naissance de Julian. À l’intérieur, je trouve un Mathurin 73 chargé. Ça, c’est un cadeau de mon père : son ancienne arme de service. Pour que je puisse toujours me défendre. Mais aujourd’hui, me défendre, c’est me tuer.

Le canon dans ma bouche.

Tu me manques, Sean.

Si tu savais comme je suis soulagée de venir te retrouver. Toi et notre petit garçon.

À cet instant, une seconde avant d’appuyer sur la détente, je me demande seulement pourquoi j’ai attendu tout ce temps avant de vous rejoindre.

LE ROI DES AULNES

Samedi 24 décembre

16

La nuit américaine

Il y a quelque chose dans l’air de New York qui rend le sommeil inutile.

Simone de BEAUVOIR[24]
1.

Quatre heures du matin et Madeline pétait la forme. Elle avait dormi dix heures d’affilée du plus réparateur des sommeils : lourd, profond, expurgé de tous les cauchemars et de tous les fantômes. Sa douleur à l’abdomen n’avait pas disparu, mais elle était moins vive. Supportable, même. Madeline se leva, tira les rideaux pour apercevoir Greenwich Street, déjà animée, puis plus loin, entre deux immeubles, le courant ténébreux et glacé de l’Hudson.

Elle jeta un œil à son portable : trois appels en absence de Bernard Benedick. Que lui voulait le galeriste ? En tout cas, il allait devoir attendre, pour l’instant elle avait faim.

Son jean, un tee-shirt, un hoodie, son blouson. En sortant de sa chambre, elle trouva sur le palier une enveloppe cachetée. Elle l’ouvrit dans l’ascenseur : sur trois pages, Coutances avait pris la peine de lui rédiger un compte rendu manuscrit de sa visite à Isabella, la cousine d’Adriano Sotomayor. Et lui demandait de l’appeler dès que possible pour convenir d’un endroit où se retrouver. Bien décidée à ne rien faire sans avoir avalé son petit déjeuner, elle remit sa lecture à plus tard et plia les feuilles avant de les glisser dans l’une de ses poches.

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23

Grand centre commercial de Harlem.

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24

Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Gallimard, 1957.