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L’hôtel n’était qu’en demi-sommeil. En ce matin du 24 décembre, des clients, en transit à New York, étaient déjà sur le départ. À la réception, deux jeunes bagagistes s’affairaient à charger les coffres de plusieurs véhicules, certains en partance pour l’aéroport, d’autres pour une station de ski des Appalaches.

Madeline quitta le lobby pour le salon du rez-de-chaussée où crépitait un feu dans la cheminée. Éclairé d’une lumière diffuse, le salon du Bridge Club ressemblait à un vieux club anglais : canapés Chesterfield et fauteuils capitonnés, bibliothèque en acajou, masques africains, têtes d’animaux sauvages naturalisées. Elle s’installa dans une globe chair : un fauteuil ballon dont les lignes très sixties détonnaient avec le reste de la décoration. Une sorte de groom en livrée blanche surgit de derrière le sapin de Noël monumental qui trônait au centre de la pièce. Madeline jeta un coup d’œil au menu et commanda un thé noir et de la ricotta au lait de chèvre avec des crostini. Après tout, il était plus de 10 heures du matin à Paris et à Madrid. Malgré les flammes qui pétillaient dans l’âtre à un mètre à peine devant elle, la jeune femme avait froid. Elle s’empara d’un plaid en laine écrue et s’en servit comme d’un châle.

Une mémé au coin du feu, voilà ce que je suis devenue, pensa-t-elle en soupirant. Décidément, elle n’avait plus aucune grinta, plus aucun feu sacré. Elle se remémora l’article du New York Times Magazine que lui avait montré Coutances à Madrid. Où était passée cette jeune femme volontaire, battante et combattante qui ne s’économisait pas et ne laissait jamais tomber le morceau ? Elle revoyait mentalement la photo qui illustrait l’article : un visage plus affûté, des traits déterminés, un regard toujours aux aguets. Cette Madeline-là s’était évaporée.

Elle repensa à ses enquêtes les plus marquantes, à cette sensation folle, enivrante qui s’emparait de vous lorsque vous sauviez la vie de quelqu’un. Ce bref sentiment d’euphorie qui vous saisissait et vous donnait l’impression, pendant un instant, de racheter à vous seule tous les travers de l’humanité. Elle n’avait rien connu de plus fort dans sa vie. Elle repensa à la petite Alice Dixon qu’elle avait retrouvée vivante après des années d’enquête, mais qu’elle avait perdue de vue depuis. Avant elle, il y avait eu un autre enfant, Matthew Pears, qu’elle avait arraché des griffes d’un prédateur. Perdu de vue également. Même quand les enquêtes se terminaient bien, l’euphorie laissait rapidement la place à un désenchantement. Une prise de conscience brutale que, s’ils lui devaient la vie, ces enfants n’étaient pas les siens. Une descente qui appelait très vite le besoin d’une autre enquête. Une nouvelle injection d’adrénaline comme antidépresseur. Le serpent qui se mordait la queue indéfiniment.

2.

Le groom réapparut avec le plateau de petit déjeuner qu’il posa sur la table basse devant Madeline. Elle avala ses tartines et son thé sous le regard vide d’une statue précolombienne qui montait la garde sur une étagère en face d’elle. La réplique du fétiche de L’Oreille cassée

Madeline n’arrivait toujours pas à croire ce que lui avait raconté Coutances. Ou plutôt, elle ne voulait pas en accepter les implications. Les faits pourtant n’étaient guère contestables : persuadé que son fils était encore en vie, Sean Lorenz était tombé sur un article évoquant certaines de ses enquêtes précédentes. Il s’était alors convaincu que Madeline était en mesure de l’aider. Il avait téléphoné sans succès au Cold Case Squad du NYPD puis il avait profité de son dernier voyage à New York pour venir la voir en chair et en os. Là, il avait été terrassé par une attaque cardiaque et s’était écroulé en plein milieu de la 103Rue. À quelques dizaines de mètres de son bureau.

Sauf que Madeline n’avait rien su de tout ça. Il y a un an, à la même époque, elle ne travaillait déjà plus au NYPD. Elle n’était même plus à New York. Les symptômes de sa dépression avaient débuté au milieu de l’automne. Fin novembre, elle avait donné sa démission et était rentrée en Angleterre. À quoi bon refaire le film ? Même si elle avait pu rencontrer Lorenz, ça n’aurait strictement rien changé. Pas plus qu’aujourd’hui, elle n’aurait cru un mot de ses affirmations. Pas plus qu’aujourd’hui, elle n’aurait pu l’aider. Elle n’était pas chargée de cette affaire et n’avait aucun moyen d’enquêter.

Alors qu’elle terminait sa ricotta, elle porta la main à son abdomen. Bordel. La douleur s’était réveillée. Son ventre était gonflé comme si elle venait de prendre cinq kilos en deux minutes. Discrètement, elle relâcha un cran de sa ceinture et attrapa dans son blouson un comprimé de paracétamol.

Ses pensées revinrent vers Gaspard. Même si elle prétendait le contraire devant lui, Coutances l’avait bluffée. Elle ne le suivait pas du tout dans ses conclusions, mais elle devait lui reconnaître une certaine obstination et une véritable intelligence. Avec peu de moyens, il avait soulevé des questions pertinentes et trouvé des débuts d’indices qui avaient visiblement échappé à des enquêteurs plus aguerris.

Elle sortit de sa poche le compte rendu, fouillé et exhaustif, qu’il avait rédigé à son intention. Trois feuilles recto verso remplies avec une application d’écolier d’une belle écriture presque féminine — arrondie, avec de grosses boucles bienveillantes — qui cadrait mal avec la personnalité du dramaturge. À la première lecture, Madeline se demanda quel crédit il fallait accorder à l’affirmation selon laquelle Sean était reparti de chez Isabella avec des documents appartenant à Sotomayor. Si c’était le cas, ne les aurait-on pas retrouvés ? Près du corps de Lorenz ou dans sa chambre d’hôtel ? Après un instant de réflexion, elle composa le numéro de Bernard Benedick.

Le galeriste n’attendit pas plusieurs sonneries pour décrocher. Et il était en colère.

— Mademoiselle Greene ? Vous n’avez aucune parole !

— De quoi parlez-vous ?

— Vous le savez très bien : du troisième tableau ! Celui que vous avez gardé pour vous ! Vous m’avez bien entubé avec…

— Je ne comprends rien à ce que vous dites, le coupa-t-elle. J’avais demandé à M. Coutances de vous restituer les trois toiles.

— Il ne m’en a fait livrer que deux !

Elle soupira. Coutances s’était bien gardé de la prévenir !

— Je vais voir avec lui ce qui s’est passé, promit-elle. En attendant, éclairez-moi sur quelque chose. Vous m’aviez bien dit qu’à la mort de Lorenz vous aviez récupéré ses affaires à son hôtel ?

— Exact, des fringues et son agenda.

— Au Bridge Club, à TriBeCa ?

— Oui, j’ai même insisté pour aller fouiller moi-même sa chambre.

— Vous ne vous souvenez plus du numéro ?

— Vous plaisantez ? Ça date d’il y a un an !

Une autre idée la traversa.

— Lorsque les ambulanciers ont essayé de réanimer Lorenz sur la 103Rue, vous savez s’ils ont trouvé des effets personnels sur lui ?

Benedick fut affirmatif :