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Rebelote en mars 2014 lorsque le jeune Daniel Russell est enlevé dans un parc de Chicopee, dans le Massachusetts, lors d’un moment d’inattention de sa nounou. Son cadavre sera retrouvé quelques semaines plus tard, cette fois dans les marais salants de Old Saybrook, une station balnéaire du Connecticut.

Et puis… plus rien. À partir de l’été 2014, le Roi des aulnes disparaît des radars.

2.

Madeline prit une gorgée de pu-erh, le thé noir au goût de lotus auquel elle carburait depuis qu’elle était réveillée. Il était 6 heures du matin. Le salon du Bridge Club commençait à s’animer. La grande cheminée jouait comme un aimant, attirant autour du foyer les clients les plus matinaux qui prenaient leur café devant la danse des flammes.

Elle se massa les tempes et essaya de convoquer ses souvenirs. Pendant les quelques années qu’elle avait passées à New York, elle avait entendu parler du Roi des aulnes à travers la couverture médiatique, mais elle n’en gardait que des réminiscences vagues : le tueur avait sévi pendant deux années, le lien entre les différents meurtres n’avait pas été établi tout de suite, elle ne travaillait pas dans un service concerné par l’affaire, etc.

Pourtant, déjà à l’époque, un fait l’avait marquée parce qu’il détonnait dans ce type de crimes : aucun des corps des quatre enfants n’avait subi de sévices. Ni viol, ni traces de maltraitance, ni mise en scène particulière. Les rapports d’autopsie qu’elle avait à présent sous les yeux confirmaient que, pendant leur détention, les captifs avaient été bien nourris. Leur corps était propre, parfumé, crémé ; leurs cheveux coupés, leurs habits lavés. Leur mort n’avait probablement pas été douloureuse, causée par une surdose de médicaments. Un constat qui n’enlevait rien au caractère abominable des actes du tueur, mais qui compliquait l’interprétation de ses actes.

À la lecture du dossier, Madeline devinait que tout ce que le FBI comptait de criminologues, de psychiatres ou de spécialistes en profilage avait dû se casser les dents pour tenter d’identifier et d’arrêter le psychopathe. Mais si le Roi des aulnes n’avait plus tué depuis deux ans, ce n’était en rien grâce aux services de police.

Nouvelle gorgée de thé en se remuant dans son fauteuil pour soulager les crampes de son ventre. Il n’y avait pas trente-six raisons qui expliquaient qu’un tueur en série mette ses pulsions en sommeil. Le plus souvent, soit il était mort, soit il était incarcéré pour un autre motif. Se trouvait-on ici dans l’une de ces configurations ?

Surtout, une autre question la taraudait. Quel lien existait-il entre l’affaire du Roi des aulnes et l’enlèvement de Julian Lorenz ? Si Sean avait récupéré cet unique dossier, il devait penser qu’Adriano Sotomayor s’était mis en tête que le Roi des aulnes pouvait avoir été le ravisseur de son fils. Sauf que rien dans les documents n’accréditait cette thèse. Aucun article ne mentionnait de près ou de loin le jeune Julian.

Les dates pouvaient à la rigueur concorder, mais quel raisonnement avait suivi le flic pour en arriver à la conclusion que Julian aurait pu être la cinquième victime du tueur ? Et pourquoi n’avait-on jamais retrouvé son corps ?

Les questions s’accumulaient sans le moindre début d’explication. Dans son esprit, toutes ses interrogations formaient un maquis touffu, un dédale où Madeline cherchait en vain le fil d’Ariane. Mais sans doute n’y avait-il rien à comprendre. Lorenz n’avait plus toute sa raison ; Sotomayor n’était qu’un petit enquêteur sans envergure n’ayant jamais dépassé le grade de lieutenant. Il s’était monté la tête avec cette histoire, s’offrant à peu de frais le frisson de la traque sur papier d’un tueur en série qu’il avait cherché en vain à relier à l’enlèvement de Lorenz Junior.

Elle laissa son esprit vagabonder et échafauder les hypothèses les plus folles. Et si Beatriz Muñoz était le Roi des aulnes ? Ce n’était pas absurde a priori. Les dates des meurtres pouvaient sans doute correspondre, mais Madeline ne pourrait jamais le vérifier. Passant d’une réflexion à l’autre, elle se remémora l’une des suppositions de Coutances et la précisa à l’aune de ses récentes découvertes : Sotomayor avait-il lui-même été tué par le Roi des aulnes ? Non, elle divaguait. Ou plutôt, elle cherchait à résoudre une équation comptant un trop grand nombre d’inconnues. Se refusant néanmoins à abandonner, elle décida de creuser davantage.

3.

Madeline s’empara de son téléphone et retrouva sur Internet l’article original du Spiegel qui avait le premier baptisé le tueur « Erlkönig ». Elle s’aida de Google Trad et de ses vieilles notions d’allemand du lycée pour traduire le papier qui se résumait à une très courte interview de Karl Doepler, un ancien flic de la BPol[27] de Munich. Le type — visiblement un « bon client » — était consultant pour plusieurs médias.

En surfant sur d’autres sites d’infos, Madeline trouva un article beaucoup plus complet et intéressant dans le quotidien Die Welt : une interview croisée entre Doepler et un professeur de culture germanique. Un échange de haute volée dans lequel les deux hommes expliquaient le parallèle entre le modus operandi du tueur américain et la figure du Erlkönig du folklore allemand.

Bien que Goethe ne soit pas l’inventeur du terme, c’est véritablement son long poème, écrit à la fin du XVIIIe, qui avait popularisé le personnage du Roi des aulnes. Le quotidien avait reproduit quelques vers de cette œuvre, puissante et dérangeante, qui mettait en scène la chevauchée d’un père et de son très jeune fils à travers une forêt dense et sombre. Un territoire menaçant, entièrement sous la coupe d’une créature inquiétante et dangereuse.

Le texte de Goethe entrelaçait deux dialogues. D’abord celui d’un jeune garçon effrayé par un monstre, que son père cherchait en vain à rassurer. Puis un second échange, plus perturbant, dans lequel le Roi des aulnes interpellait directement l’enfant pour l’attirer dans ses filets. Empreint dans ses débuts d’une séduction malsaine, le discours du monstre laissait rapidement la place à la brutalité, à la menace et à la violence :

Je t’aime, ton joli visage me charme, Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force.

Voyant son fils paniqué, le père tentait de l’extraire de ce mauvais pas, galopant à bride abattue pour quitter la forêt.

Mais la fin du poème scellait le sort funeste de l’enfant :

Le père tient dans ses bras l’enfant gémissant, Il arrive à grand-peine à son port ; Dans ses bras l’enfant était mort.[28]

Le texte avait inspiré d’autres artistes — Schubert en avait écrit un Lied célèbre —, mais surtout, avec ses thématiques liées à l’agression et au rapt, il avait servi de base à toute une analyse psychologique et psychiatrique, au XXe siècle. Pour certains, le poème était la métaphore limpide d’un viol. D’autres y voyaient une évocation ambivalente de la figure paternelle tantôt présentée comme protectrice, tantôt revêtant les habits d’un tortionnaire.

Madeline continua sa lecture. Dans la suite de l’article, les deux auteurs insistaient sur le fait que chaque victime de l’Erlkönig avait été retrouvée près d’un point d’eau, à proximité de plantations d’aulnes. S’ensuivait alors une explication qui tenait plus de la botanique que de l’enquête policière.

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27

Bundespolizei, la police fédérale allemande.

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28

Johann Wolfgang von Goethe, Le Roi des aulnes, traduit par Charles Nodier (1780–1844).