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L’aulne, rappelant le papier, est un arbre poussant sur les sols humides : les marais, les marécages, les berges des cours d’eau, les sous-bois que n’éclairent jamais les rayons du soleil. Sa grande résistance à l’humidité en fait notamment un bois privilégié pour la construction de pilotis, de pontons, de certains meubles et d’instruments de musique. Au-delà de ses qualités physiques, toute une mythologie lui était attachée. En Grèce, l’aulne était l’arbre symbole de la vie après la mort. Dans la culture celtique, les druides en faisaient l’emblème de la résurrection. Chez les Scandinaves, on s’en servait pour fabriquer des baguettes magiques et sa fumée favorisait la réalisation des sortilèges. Sur d’autres territoires encore, l’aulne — dont la sève rouge ressemble à du sang — était un arbre sacré qu’il était interdit de couper.

Que retenir concrètement de tout ça ? Comment relier cette riche symbolique aux motivations du tueur ? L’article se gardait bien de donner la moindre conclusion. Lorsqu’elle se déconnecta, Madeline eut l’impression d’avoir franchi un nouveau cercle dans un no man’s land hostile et brumeux. Le territoire du Roi des aulnes ne se laissait pas facilement pénétrer.

18

La ville de givre

Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine.

Nicolas de STAËL

1.

Dès 7 heures du matin, Madeline avait fait le pied de grue devant l’agence FastCar, à l’intersection de Gansevoort et de Greenwich Street.

Elle s’était dit que louer une voiture serait une simple formalité aux États-Unis, mais comme elle n’avait pas fait de réservation sur Internet, elle endura des démarches interminables et dut remplir des formulaires à rallonge, debout, dans une salle glaciale, sous l’œil d’un employé détestable — un certain Mike qui pensait davantage à chatter avec ses copains sur son téléphone portable qu’à trouver une solution à son problème. Même à New York, l’ère du client roi semblait révolue.

Le choix de véhicules se limitait à une petite Spark écologique, un SUV Subaru et un pick-up Chevrolet Silverado.

— Je vais prendre la Spark, indiqua Madeline.

Autant éviter de s’encombrer d’un truc énorme.

— En fait, il ne reste que le pick-up, répondit Mike en consultant l’ordinateur.

— Vous venez de me dire le contraire !

— Ouais, j’avais mal regardé, rétorqua-t-il en mâchonnant son stylo. Les autres sont déjà réservées.

Résignée, elle lui tendit sa carte de crédit. De toute façon, elle aurait même accepté un semi-remorque.

Une fois les clés du pick-up récupérées, elle se familiarisa sur quelques blocs avec la conduite du mastodonte et s’engagea sur la voie autoroutière qui, au niveau de TriBeCa, reliait Manhattan au New Jersey.

Pour un samedi 24 décembre, la circulation était plutôt fluide. En moins d’un quart d’heure, elle avait rejoint l’autre rive et trouvé une place dans le parking du terminal des ferrys.

Madeline n’était jamais venue à Hoboken. Lorsqu’elle sortit du parc de stationnement, elle fut saisie par la beauté du paysage. Les berges de l’Hudson offraient un panorama époustouflant de Manhattan. La réverbération du soleil sur les gratte-ciel donnait à la skyline un aspect irréel, enluminant les immeubles, faisant ressortir d’infimes détails à la manière des peintures hyperréalistes de Richard Estes qui figeait la réalité dans une profusion de reflets mordorés.

Sur une centaine de mètres, elle parcourut la longue promenade en bois, ponctuée d’espaces verts, qui faisait face à la High Line et à Greenwich Village. Le point de vue était grisant. Il suffisait de tourner la tête vers le sud pour apercevoir un pan d’histoire américaine : la silhouette vert-de-gris d’une Liberté éclairant le monde, une île minuscule sur laquelle avaient transité les ancêtres de cent millions d’habitants du pays. L’endroit devait d’ordinaire être envahi par les cyclistes et les joggeurs, mais ce matin, le froid polaire avait dissuadé la plupart d’entre eux.

Madeline s’assit sur l’un des bancs du boardwalk, releva la capuche de sa parka pour se protéger du souffle glacé qui montait de l’Hudson et enfouit les mains dans ses poches. Le froid était si vif qu’il piquait les yeux. Une larme brûlante coula même sur sa joue, mais elle ne trahissait ni tristesse ni abattement. Bien au contraire.

C’était terrible à dire, mais la perspective d’enquêter sur le Roi des aulnes l’avait ragaillardie. Voilà l’étincelle qu’elle attendait depuis le début. Celle qui avait réveillé son instinct de chasseuse. Même si cela la consternait, c’était pourtant bien ce qu’elle était au plus profond d’elle-même. Elle l’avait toujours su.

On échappe difficilement à sa véritable nature. Par exemple, au-delà des apparences, Gaspard Coutances était un grand affectif. Un misanthrope qui prétendait détester l’humanité, mais qui aimait plutôt les gens et qui n’avait pas été long à se sentir bouleversé par l’histoire d’un père brisé par la mort de son fils. Elle, Madeline, n’était pas faite de ce bois-là. Ce n’était pas une sentimentale. C’était une traqueuse de gros gibier. Du sang noir coulait dans ses veines. Un torrent de lave en fusion se déchaînait sans répit dans son crâne. Un magma impossible à refroidir ou à canaliser.

Ce qu’elle avait raconté à Coutances n’était pas un mensonge. Traquer des tueurs ruinait votre vie, mais pas pour les raisons que l’on avance généralement. Traquer des assassins vous dévaste, car cela vous fait prendre conscience que vous êtes un assassin vous aussi. Et que vous aimez ça. C’était cela qui était vraiment perturbant. « Celui qui combat des monstres doit prendre garde de devenir monstre lui-même. »[29] La maxime nietzschéenne paraissait éculée. Pourtant son constat rebattu était juste. Tant que durait la traque, vous n’étiez pas très différent de celui que vous poursuiviez. Et cette conclusion donnait un goût amer à toutes les victoires. Même quand vous pensiez l’avoir vaincu, le mal restait en germe. En vous. Post coïtum triste.

Elle prit un grand bol d’air glacial pour se calmer. Il fallait qu’elle redescende de plusieurs crans. Sois réaliste, ma petite. Tu ne vas pas résoudre toute seule une affaire qui a usé les nerfs de tous les profilers du pays.

Mais quand même… Madeline ne pouvait s’empêcher de penser qu’on lui offrait sur un plateau une affaire unique. Celle dont tous les flics du monde rêvent d’hériter une fois dans leur vie. À côté de ça, plus rien n’existait : ni l’insémination artificielle ni la perspective d’une vie apaisée entre biberon et layette.

Seul comptait le goût du sang.

L’ivresse de la chasse.

— Salut Madeline.

Une main se posa sur son épaule et la vit sursauter.

Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas entendu Dominic Wu arriver.

2.

Gaspard fut tiré de son sommeil par la sonnerie de son téléphone. Un rythme exaspérant de samba qui lui donna l’impression atroce de se réveiller en plein carnaval de Rio. Le temps qu’il ouvre les yeux et qu’il se saisisse de l’appareil, le répondeur s’était enclenché. Il tira les rideaux et rappela dans la foulée sans écouter le message : c’était Isabella Rodrigues, la sympathique cousine d’Adriano Sotomayor.

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29

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, traduit par Cornélius Heim, Gallimard, 1971.