— Je suis en retard pour aller bosser, annonça-t-elle d’emblée.
Gaspard entendait en toile de fond la rumeur urbaine made in New York : bourdonnement du trafic, effervescence, sirènes de police…
— Ce n’est pas le jour des enfants aujourd’hui ? demanda-t-il.
— Noël, c’est demain, répondit la belle Latino.
— Vous travaillez où ?
— Je gère la boutique Adele’s Cupcakes de Bleecker Street. Et aujourd’hui est l’un des jours les plus animés de l’année.
Isabella avait tenu parole. Elle avait sondé les souvenirs de son mari à propos de la visite que leur avait faite Sean Lorenz.
— André a peut-être deux ou trois choses à vous raconter, confia-t-elle. Passez le voir si vous voulez, mais avant 10 heures car il doit emmener les enfants chez ma mère. Et surtout, ne me les mettez pas en retard !
Gaspard voulut en savoir davantage, mais Isabella avait déjà interrompu leur conversation. En raccrochant, il découvrit un SMS de Madeline sur l’écran de son portable : Je dois vérifier deux ou trois choses de mon côté. Retrouvons-nous à l’hôtel à midi. M.
D’abord, cette défection le contraria, puis il se dit qu’il espérait justement qu’elle prendrait ce genre d’initiatives. Et il n’avait pas le temps de se lamenter s’il voulait attraper le mari d’Isabella avant son départ. Un regard à sa montre, un aller-retour sous la douche, un coup de peigne et une giclée de Pour un homme millésime 1992.
Une fois dans la rue, il marcha jusqu’à Franklin Street, acheta des tickets de métro et prit la ligne 1 jusqu’à Columbus Circle, au sud-ouest de Central Park. Là, il changea de ligne et continua une dizaine d’arrêts jusqu’à la plus grande des stations de métro de Harlem. Celle de la 125e Rue, où dans les années 1990 Les Artificiers avaient tagué des dizaines de rames de métro. Là aussi où Beatriz Muñoz avait choisi de mettre fin à ses jours.
Il fallut à Gaspard moins d’un quart d’heure pour rejoindre Bilberry Street. Décidément, cette rue lui plaisait. Figée dans le froid, mais inondée de soleil, elle respirait le parfum intemporel d’une New York idéalisée et nostalgique. Devant le numéro 12 — la maison d’Isabella —, un jardinier élaguait l’un des marronniers de la rue dont l’ombre des branches frissonnait sur le trottoir.
— Entrez et faites comme chez vous, l’accueillit André Langlois en lui ouvrant la porte.
Gaspard retrouva les trois enfants qu’il avait vus la veille attablés autour de la même table familiale. Mais cette fois, ils avaient pris place devant un copieux petit déjeuner : Granola, faisselle, ananas Victoria, kiwis jaunes. En bonus, des rires, de la joie, de la chaleur. En fond sonore, un iPad branché sur WQXR diffusait la « Valse des fleurs » de Casse-noisette. Chez les Langlois, tout était prétexte à familiariser les enfants à la culture.
— Alors comme ça, ma femme vous prépare du lait de poule pendant que je trime au bureau ! plaisanta André en servant à Gaspard une tasse de café.
Crâne rasé, musculature body-buildée, la peau foncée et les dents du bonheur, André Langlois inspirait une sympathie immédiate. Plus jeune que sa femme, il portait un bas de survêtement et un tee-shirt de soutien à la campagne présidentielle de Tad Copeland.
Pour rester cohérent, Gaspard répéta ce qu’il avait raconté la veille à Isabella et se présenta comme un écrivain qui, lors de la rédaction d’une biographie de Sean Lorenz, s’était interrogé sur les zones d’ombre qui entouraient la mort de son fils.
Tout en l’écoutant, André commença à éplucher une orange pour le plus jeune des bambins, perché sur sa chaise haute.
— Je n’ai rencontré Lorenz qu’une seule et unique fois, mais je crois que vous le savez déjà.
Gaspard acquiesça pour l’inviter à poursuivre.
— Pour être honnête, ma femme m’en avait déjà parlé. Je savais qu’ils avaient eu une aventure bien avant notre mariage, alors, forcément, je m’en méfiais un peu.
— Mais cette défiance s’est atténuée lorsque vous l’avez vu…
Langlois approuva.
— J’ai vraiment eu pitié de lui quand il a commencé à nous parler de son fils. Il était complètement perdu, aux abois, avec une lueur de folie dans les yeux. Physiquement, il ressemblait davantage à un clodo qu’à un irrésistible don Juan.
André tendit quelques quartiers d’orange à son fils puis donna une série de consignes à ses deux plus grands garçons, allant du brossage de dents jusqu’à la préparation du packed lunch qu’ils devaient emporter chez leur grand-mère.
— Sur le moment, je n’ai pas compris grand-chose à l’histoire que nous a racontée Sean sur ses liens avec le cousin Adriano, mais Isabella a accepté de le laisser fouiller la maison.
André entreprit de débarrasser la table du petit déjeuner et, machinalement, Gaspard lui donna un coup de main en mettant la vaisselle sale dans l’évier.
— Moi, je n’avais rien contre, assura André Langlois. C’était l’héritage de ma femme, après tout, et la succession avait été plus longue que prévu, mais j’ai conseillé à Isabella de s’éloigner avec les enfants et c’est moi qui suis resté avec Lorenz pour le surveiller.
— Elle m’a dit qu’il avait emporté des documents.
Comme la veille, Gaspard crut qu’il allait en apprendre plus, mais Langlois ne le laissa pas espérer longtemps :
— C’est exact, admit-il en sortant d’une poubelle chromée un sac en plastique rempli de détritus. Mais je ne saurais pas vous dire quoi. La chambre d’Adriano débordait de papiers et de dossiers en tout genre.
Il noua le sac d’ordures et ouvrit la porte d’entrée pour aller le jeter dans le container extérieur.
— Mais ce n’est pas la seule chose qu’a emportée Sean Lorenz, lança-t-il en descendant l’escalier du perron.
Gaspard le suivit dans le jardin.
— Sean Lorenz m’a demandé s’il pouvait jeter un coup d’œil à la voiture d’Adriano, une Dodge Charger qui était restée garée dans l’allée depuis plus d’un an.
D’un signe du menton, il désigna un passage en cul-de-sac perpendiculaire à la rue.
— Je l’ai revendue l’été dernier, mais c’était une chouette caisse que personne n’avait entretenue depuis la mort du cousin. Lorsque Sean est venu, la batterie était à plat. Il a observé la Dodge sous toutes ses coutures. Je pense que lui-même ne savait pas vraiment ce qu’il recherchait. Puis, comme pris d’une inspiration soudaine, il est allé au drugstore de la 131e. Il s’est repointé chez nous cinq minutes plus tard avec un rouleau de grands sacs-poubelle. Il a ouvert le coffre arrière de la Dodge et a arraché le tapis qu’il a mis dans un des sacs en plastique. Puis il est reparti sans même m’adresser la parole.
— Papa ! Papa ! Sydney, il m’a tapé ! cria l’un des garçons en déboulant de la maison pour se jeter dans les bras de son père.
— Vous avez laissé faire Sean sans rien lui demander ? s’étonna Gaspard.
— C’était difficile de s’opposer à lui, expliqua André en consolant son fils. Lorenz était comme possédé. Comme s’il habitait sur une autre planète à des années-lumière de la nôtre. Il portait vraiment sa douleur sur le visage.
Déjà le gamin avait séché ses larmes et brûlait de rejoindre son frère.