Dans le message de confirmation figuraient à la fois l’adresse précise du logement et la batterie de codes pour y accéder. D’après les indications, la bâtisse s’élevait dans l’allée Jeanne-Hébuterne, un cul-de-sac barré par un portillon de fer situé juste en face du restaurant Chez Dumonet. Madeline repéra le portail à la peinture écaillée et, l’œil rivé à l’écran de son téléphone, composa les quatre chiffres qui permettaient de le déverrouiller.
Dès qu’elle eut refermé derrière elle, Madeline fut projetée dans un sanctuaire hors du temps. Elle fut d’abord sensible à la verdure — chèvrefeuille, bambous, massifs de jasmin, magnolias — et aux arbustes — orangers du Mexique, andromèdes du Japon, buddleia de David — qui faisaient de l’endroit un écrin bucolique et champêtre à mille lieues de la rugosité de la ville. Puis, en avançant sur les pavés, elle découvrit un groupe de quatre maisonnettes. Des pavillons à un étage entourés d’un potager, dont les façades disparaissaient sous le lierre et la passiflore.
La dernière maison de l’impasse était celle qu’elle avait louée. Elle n’avait rien à voir avec les autres. De l’extérieur, c’était un cube en béton armé souligné d’un damier de briques rouges et noires. Madeline composa un nouveau code pour ouvrir la grande porte pleine en acier surmontée d’une inscription déliée en fer forgé : « Cursum Perficio[5] ».
Dès qu’elle pénétra dans l’entrée, quelque chose se produisit : une sorte d’émerveillement pas très loin du coup de foudre. Un éblouissement qui la toucha en plein cœur. D’où venait ce sentiment d’être chez soi ? Cette impression d’harmonie indéfinissable ? De l’agencement des volumes ? des reflets ocre de la lumière naturelle ? du contraste avec le chaos qui régnait dehors ?
Madeline avait toujours été sensible aux intérieurs. Pendant longtemps, c’était même une composante de son métier : faire parler les lieux. Mais les lieux auxquels elle avait affaire alors avaient la particularité d’être des scènes de crime…
Elle posa sa valise dans un coin du hall et prit le temps de parcourir toutes les pièces. Cursum Perficio était une maison-atelier des années 1920, parfaitement restaurée, qui se déployait sur trois niveaux autour d’un patio végétalisé.
Au rez-de-chaussée, une cuisine ouvrait sur une salle à manger et un grand salon dépouillé. En descendant un escalier en bois brut, on atterrissait sur un plateau en rez-de-jardin, partagé en deux chambres qui donnaient sur une fontaine entourée de plantes grimpantes. Quant au premier étage, il était entièrement occupé par un immense atelier, une chambre et sa salle de bains.
Sous le charme, Madeline demeura plusieurs minutes dans l’atelier, impressionnée par les hautes baies menuisées de plus de quatre mètres qui ouvraient sur le ciel et la cime des arbres. Dans le descriptif fourni par le site de location, elle avait lu que la maison avait appartenu au peintre Sean Lorenz. De fait, l’atelier semblait tel que l’artiste l’avait laissé avec son sol constellé de taches vives, ses chevalets et des châssis de toutes les tailles, ses toiles vierges rangées dans des casiers. Et partout, des pots de couleurs, des brosses, des pinceaux, des bombes de peinture.
Elle eut du mal à quitter l’atelier. C’était grisant et troublant d’évoluer dans l’intimité du peintre. De retour dans le salon, elle ouvrit la porte vitrée qui donnait accès à la terrasse. Là, elle fut saisie par les parfums enivrants des fleurs qui montaient du patio et, le sourire aux lèvres, contempla deux rouges-gorges qui pirouettaient près d’une mangeoire fixée au mur. On était plus à la campagne qu’à Paris ! Voilà ce qu’elle allait faire : prendre un bain puis s’installer sur la terrasse avec une tasse de thé et un bon livre !
Cette maison lui avait fait retrouver le sourire. Elle avait eu raison de suivre son instinct et de venir ici. Paris était vraiment la ville dans laquelle tout pouvait arriver.
Maudissant l’averse, Gaspard sautait d’un trottoir à l’autre, sa veste tendue au-dessus de sa tête, son sac lui cisaillant l’épaule. Parti de Denfert, il cavala jusqu’à la station de métro Edgar-Quinet sans marquer d’arrêt. En s’engageant dans la rue Delambre, il se retrouva en terrain connu. Deux ans auparavant, Karen lui avait loué un grand appartement à l’angle du square Delambre. Il se souvenait bien de la rue : la petite école, l’hôtel Lenox, Le Jardin extraordinaire avec sa devanture fleurie ainsi que les restaurants où il lui arrivait de prendre ses repas : le Sushi Gozen et le Bistrot du Dôme.
La pluie cessa enfin lorsqu’il arriva boulevard du Montparnasse. Gaspard en profita pour remettre sa veste et essuyer ses lunettes. Une clameur rauque et confuse montait de la rue. Pétards, cornes de brume, sifflets, sirènes, slogans hostiles au gouvernement. L’artère débordait de manifestants. Un cortège fourni qui attendait de s’élancer rue de Rennes. Gaspard reconnut les gilets jaune fluo et les chasubles rouges de la CGT, massés autour d’un ballon-montgolfière gonflable et d’une sono qui chauffait une foule pressée de battre le pavé.
Le dramaturge plongea dans la vague de drapeaux et de banderoles pour rejoindre en apnée le boulevard Raspail. Soulagé de retrouver un peu de calme, il reprit son souffle, appuyé contre un lampadaire. Là, en sueur, il sortit de sa poche la feuille que lui avait envoyée Karen et relut l’adresse de la maison et les instructions pour y accéder. Il reprit sa route alors que de timides rayons de soleil faisaient miroiter le trottoir.
À l’angle de la rue du Cherche-Midi, la devanture d’un caviste égaya son humeur. Le Rouge et le Noir. Il vérifia que le magasin était vide avant d’y entrer. Sachant exactement ce qu’il voulait, il abrégea la conversation avec le propriétaire et repartit dix minutes plus tard, chargé d’une caisse de grands crus : gevrey-chambertin, chambolle-musigny, saint-estèphe, margaux, saint-julien…
L’alcool…
En croisant son reflet dans les vitrines, il songea brièvement à la scène terrible au début du film Leaving Las Vegas, lorsque le personnage joué par Nicolas Cage s’arrête dans un liquor store pour remplir un Caddie de dizaines de bouteilles d’alcool. Une halte, prélude à une descente aux enfers suicidaire.
Certes, Gaspard n’en était pas encore là, mais l’alcool faisait partie intégrante de son quotidien. S’il buvait seul la plupart du temps, il lui arrivait aussi de prendre des cuites mémorables dans des assommoirs de Columbia Falls, de Whitefish ou de Sifnos. Des bitures violentes avec des gars frustes qui se foutaient pas mal de Brueghel, de Schopenhauer, de Milan Kundera ou de Harold Pinter.
C’était l’adjuvant le plus commode pour colmater ses lignes de faille et rendre sa vie moins tragique. Le complice qui l’aidait à voler quelques fragments d’insouciance à l’existence. Tantôt ami, tantôt ennemi, l’alcool était le bouclier qui tenait les émotions à distance, la cotte de mailles qui le protégeait des angoisses, le meilleur des somnifères. Il se rappela la phrase d’Hemingway : « Un homme intelligent est parfois forcé de boire pour pouvoir passer du temps parmi les imbéciles. »[6] Voilà, c’était ça. L’alcool ne résolvait fondamentalement aucun problème, mais il offrait un moyen transitoire de supporter la grande alliance de la médiocrité qui, d’après lui, avait contaminé l’humanité.
6
Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas, adaptée de la traduction de Denise van Moppès, Gallimard, 1961.